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T. 34, 1962

Dimanche 04 juin 2023

par Kazuo Shiraga

????The Estate of Kazuo Shiraga
Kazuo Shiraga dans son atelier dans les années 1960
Courtesy: Amagasaki Cultural Foundation

Kazuo Shiraga (Japonais, 1924-2008)

T. 34, 1962

Toile, signée et datée en bas à gauche.

Étiquette effacée au dos de la Galerie Stadler, 51 rue de Seine - 75006 Paris : "Nom du Peintre : SHIRAGA / Titre : T. 34 - 1962 / Dimensions : 81 x 116".
Inscription sur le châssis en rouge "PARIS 34" et en noir "No 50".

Haut. 81 Larg. 116 cm.

Provenance :
- Galerie Stadler, Paris, 1962 ;
- Collection particulière, Amboise, depuis 1990.

Nous remercions Mme Aya Senoo, conservateur de la Fondation Culturelle d'Amagasaki, qui a retrouvé le négatif noir et blanc et un tirage positif non titré de cette toile dans le fonds documentaire de la Kazuo Shiraga Memorial Room. Elle précise : "Il semble que l'œuvre était exposée à l'exposition personnelle de Kazuo Shiraga qui avait eu lieu à la même galerie (Stadler) entre le 26 janvier et le 22 février 1962. Cependant, il n'existe ni photos d'époque, ni liste des œuvres présentées dans la brochure de l'exposition."

Exposition probable :
Shiraga, galerie Stadler, Paris, du 26 janvier au 22 février 1962.

Bibliographie :
Le catalogue d'art contemporain n°6, 1990, éditeur Jean-Claude Livet, Usson, œuvre reproduite pleine page, n°1, avec un texte de Tadaô Ogura, Directeur du musée national d'art moderne de Tokyo.

« Transformez votre corps et votre âme en pinceau. Non à tout ! Laissez tout tomber ! Peignez de toute votre force - n'importe quoi, n'importe comment ! Étendez l'émail, laissez-le se renverser ! Faites-le éclabousser dans les visages des maîtres de calligraphie. Débarrassez-vous de tous ces pantins qui vénèrent la calligraphie avec un grand C... Je vais me faire un chemin, je vais me tailler un chemin. La rupture est totale. »
Inoue Yûichi, Journal personnel

L'HISTOIRE DE SHIRAGA

par Aymeric Rouillac

KAZUO SHIRAGA : T. 34, L’EXALTATION DE L’ABSOLU

Action painting avec les pieds

Jamais vue depuis plus de trente ans, T. 34 par Kazuo Shiraga est l’illustration historique d’une pratique révolutionnaire lors de sa réalisation en 1962 : « l’action painting avec les pieds ». Le Mainichi Shinbun du 3 juin 1955 décrit avec précision le rituel mis au point par le peintre : « Il commence par prendre une toile de format 80 x 116 cm, sur laquelle il applique par paquets du rouge garance puis, pieds nus, la piétine avec violence et sans préméditation, pendant environ dix minutes. Afin de ne pas glisser sur la peinture, il a accroché une corde épaisse à un anneau fixé au plafond ; il s'y suspend de tout son poids et peut donc garder l'équilibre et peindre comme il l'entend. Dans cette position, ses yeux sont dirigés vers le haut et ne regardent pas la toile ; il évite ainsi d'élaborer consciemment son tableau et laisse s'exprimer librement son moi, selon le principe de l'acte automatique. » Cette danse rapide, alternée de pauses et décisions brusques, fait vite apparaître sur la toile de profonds sillons. La peinture visqueuse s’amasse en larges traits, aux multiples carrefours contradictoires.

Gutaï

Kazuo Shiraga est l’un des principaux membres de groupe Gutaï, actif entre 1954 et 1972, qui prône une diversité de propositions artistiques. Loin des idéologies bourgeoises bridant la production de la capitale japonaise, ces artistes s’installent dans la région périphérique du Kansai, autour de leur chef de file Yoshihara Jiro. Ils expérimentent un art concret où le corps devient outil. C’est une révolution extraordinaire, une rupture de comportement et, surtout, un bouleversement des pratiques artistiques. La matérialité et la signification des œuvres mêmes sont alors remises en question, suscitant l’intérêt de la critique occidentale.

Peinture à l'huile

Shiraga incarne le refus de soumission à l’autorité traditionnelle. Il met au défi l'espace habituel de la création artistique dans des interventions totalement inédites. La beauté ne fait plus appel à des principes conventionnels, mais à un concept d’intensité. Bien que maîtrisant parfaitement l’art de la calligraphie japonaise, l’artiste qui deviendra ensuite un moine bouddhiste cherche au moyen de ses performances à atteindre une forme d’inconscience dont le résultat devient une création pure. Son geste se rapproche des puissances créatrices métaphysiques obéissant à des lois chaotiques. Mais l’utilisation de peinture à l’huile, une matière traditionnellement occidentale, est aussi appréciée par Shiraga au regard de la pensée humaniste de la Renaissance européenne.

Galerie Stadler

Le critique d’art Michel Tapié, décisif dans la promotion du mouvement Gutaï, distingue très clairement l’avant-garde américaine de l’avant-garde japonaise. Si Pollock tourne comme un fauve autour de sa toile posée sur le sol, Shiraga lui s’emprisonne à l’intérieur et l’affronte au moyen d’une danse guerrière. Depuis sa visite en 1957 à Osaka, Tapié devient l’ambassadeur des performances de Shiraga en France. Après une manifestation collective à la galerie Stadler à Paris en 1959, la première exposition personnelle consacrée à l’artiste hors de son pays se tient du 26 janvier au 22 février 1962. Le succès est tel que la galerie Stadler programme la même année « Structures de répétition », une nouvelle exposition mettant en scène l’avant-garde européenne et japonaise. Cette visibilité internationale est un point de bascule pour l’artiste. Huit expositions gravitant autour de lui sont ainsi organisées en France, en Italie et à Osaka, au Japon, en cette même année 1962.

T. 34

La longue période expérimentale de la fin des années 1950 permet donc à l’artiste de réaliser une série d’œuvres à la hauteur de ses exigences et du marché international. La majeure partie des œuvres de Shiraga est non titrée, ou simplement intitulée « Sakuhin », soit « travail » en japonais. Certains de ses titres sont, eux, donnés depuis 1959 en référence aux 108 brigands de la littérature asiatique, dans le cadre de la série Suikoden. Pour répondre aux exigences comptables de la galerie Stadler, certaines toiles sont alors numérotées. Ainsi, le châssis de notre tableau, peint sur la toile de son fournisseur Funauka, est marqué à l’encre noire « No 50 » et en rouge « Paris 34 ». Ce même numéro 34 est repris comme titre de l’œuvre sur l’étiquette posée par la galerie Stadler : « T. 34 ». Quatorze rares toiles seulement sont référencées à ce jour avec en titre cette lettre « T. », qui pourrait être l’initiale du mot « Travail » en français ou celle du critique « Tapié ».La numérotation s’étend en discontinu de « T. 32 » à « T. 56 », sans lien apparent avec la numérotation « No », qui correspond à celle de la galerie Stadler, ainsi que nous l'a aimablement communiqué la galerie d'Axel Vervoordt. Toutes ces toiles sont en effet passées par Rodolphe Stadler et ont été réalisées en 1962, sauf une en 1961. Les œuvres de la série T. ont été acquises par le galeriste à la suite du succès de sa première exposition personnelle de Shiraga en février 1962.

Crimson Lake

Notre œuvre, d’une grande variété de couleurs, dont le fameux rouge « Crimson Lake », traduit une énergie à l’esthétique abrupte, témoin d’une sincérité pure. Son résultat va au-delà de ce qui s’est manifesté pendant son exécution. Sans trace ostentatoire de pied, le résultat figé de T. 34 traduit à merveille la violence dont la toile a fait l'objet. Laissée à son propre destin, elle offre au spectateur son caractère immanent, surgi d'un geste unique, dont la manifestation allie la parfaite convergence du corps, de l’esprit et de la matière dans une exaltation de l’Absolu par Shiraga.

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