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Le premier Gauguin

Dimanche 16 juin 2019 à 14h

Le plus ancien dessin connu de Paul Gauguin, à l'âge de 17 ans, au lycée impérial d’Orléans, figure un Chalet suisse en bord de Loire

Paul Gauguin - chalet

Paul GAUGUIN (Paris, 1848 - Atuona, 1903)

Chalet suisse en bord de Loire, 1865

Encre de Chine et aquarelle,
signée en bas à gauche « Gauguin. P. » et datée en bas à droite « le 2 juillet 1865 ».

Haut. 25, Larg. 39,5 cm.
Contrecollée sur une feuille de papier (28,7 x 43,5 cm).

Provenance : découvert dans la descendance de Désiré Gaugain (né en 1850), Touraine.

Gauguin's first known drawing, when he was 17 years old at the Orléans high school, depicting a Swiss chalet on the banks of the Loire, watercolor, 1865.

Certificat bien culturel de libre circulation hors du territoire français.

Nous remercions Sylvie Crussard, auteure du Catalogue raisonné des peintures de Paul Gauguin, et Pascal Perrin, directeur des recherches au Wildenstein Plattner Institute qui, n’ayant à ce jour « aucun élément comparable » à ce dessin, « conserve (notre) dossier en tant que document enrichissant l’étude de la jeunesse du peintre. » Paris, 25 avril 2019.

Télécharger le dossier de recherches


Présentation par Aymeric Rouillac


« Le premier Gauguin, Chalet suisse en bord de Loire, 1865 »
par Aymeric Rouillac (dir.), Valentin De Sa Morais et Antoine Podzinski

Avant-propos
par Aymeric Rouillac

« Le pauvre Paul doit se retourner dans sa tombe... » fut la première réponse d’un éminent expert que j’interrogeais à propos de cette aquarelle signée « Gauguin P. » et datée du « 2 juillet 1865 ». Ayant entendu des remarques semblables lorsque nous avons découvert le coffre de Mazarin, ma formation empirique en histoire de l’art m’a appris à commencer par douter, sachant qu’in fine nous ne réussirions qu’en convainquant les esprits les plus sceptiques. Certains prétendent, malgré tout, que le fameux coffre n’a pas été acheté par le Rijksmuseum d’Amsterdam... ce qui relève soit de la théorie du complot soit d’une jalousie aveugle. Pourquoi alors douter ?

Si le style de cette aquarelle ne relève en rien de celui d’un maître mature, c’est la date précoce associée à la signature qui m’interpelle d’abord. Après tout, cette feuille ne pourrait-elle pas être celle d’un jeune homme de 17 ans ? Le professeur Elizabeth C. Childs de l’université de Washington, à qui je fis part de mes doutes m’invita à creuser la question, jugeant l’hypothèse séduisante, mais difficile à démontrer. Avec l’aide de deux excellents chercheurs de l’université de Tours, Valentin De Sa Morais et Antoine Podzinski, relayés par de précieux professionnels dans les musées et services d’archives, nous avons exploré toutes les hypothèses liées à ce dessin et mis à jour des éléments inédits révélant que, contrairement aux idées reçues, Gauguin n’est pas un artiste autodidacte, découvrant la peinture avec Pissaro à l’âge de 26 ans puis exposant dans la foulée avec les impressionnistes. Au contraire, il a reçu une solide formation artistique dès son plus jeune âge, dont cette feuille est le brillant témoignage.

La lecture de cet essai vous conduira, donc, au fin fond de l’Oberland bernois, à la découverte d’un chalet unique qui existe encore, même s’il a profondément été remanié, et qui n’a jamais été reproduit à notre connaissance, ni en photo ni en gravure, avant cette date. Nous avons retracé le parcours de l’artiste voyageur, Charles Pensée, qui l’a vraisemblablement dessiné et rapporté comme sujet d’étude, en subtil pédagogue, à ses élèves du lycée impérial d’Orléans. Aux Archives nationales, à Pierrefitte-sur-Seine, nous avons consulté toute la documentation relative à l’année scolaire 1864-1865 que Gauguin passa dans cet établissement, permettant de situer, de manière nouvelle, sa formation et de comprendre pourquoi notre dessin serait daté un dimanche. Nous avons, par ailleurs, écumé les archives généalogiques pour recenser les « Gauguin P. » en vie en 1865, et éviter l’écueil de l’homonymie, arpentant les quais de la Loire sur les traces de Paul et mettant à jour la formation d’excellence reçue par le jeune homme au Petit Séminaire de monseigneur Dupanloup, puis à la pension Loriol à Paris et enfin au lycée impérial d’Orléans.

Nous vous proposerons, également des hypothèses pour la transmission de ce dessin jusqu’à sa découverte dans le vide-maison des descendants d’une famille Gaugain en Touraine, encadrée entre deux gravures de chasses. Enfin, vous rêverez avec Paul Gauguin, qui, comme Arthur Rimbaud six ans plus tard, est gagné par l’appel du large, plaçant son chalet suisse au bord d’une étendue d’eau, et se représentant en marinier, seul homme parmi six femmes des alpages, regardant la voile carrée d’une gabare... Invitation au voyage ou Chalet du jouïr en devenir au bord de la Loire ? On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans !

Introduction


Le nom de Paul Gauguin évoque, invariablement, l’imaginaire d’un artiste aventurier terminant sa vie à l’autre bout du monde, tandis que sa découverte de la peinture, passé l’âge de trente ans, fait de lui un artiste autodidacte, incarnant une rupture avec l’art de son temps. À travers une œuvre retrouvée en 2018, datée du 2 juillet 1865, il convient de démêler ces représentations imprécises et de se plonger dans une réalité artistique nouvelle (fig. 1).

Paul Gauguin, vue d’un chalet suisse réalisé à la manière de Charles Pensée, encre et aquarelle, 1865.
Fig. 1 Paul Gauguin, vue d’un chalet suisse réalisé à la manière de Charles Pensée, encre et aquarelle, 1865.

Jusqu’à ce jour, la première œuvre connue de Paul Gauguin est un portrait de Marie Heegaard, meilleure amie de sa fiancée Mette, dont la réalisation est relatée par une lettre de janvier 1873 (1). Cette œuvre dite, « de jeunesse », à 24 ans, se démarque par un sens habile des proportions et de la réalité, ainsi que par la maitrise des ombres portées. Ces qualités de dessinateur étaient-elles spontanées comme l'écrivent la plupart des auteurs ? Maurice Malingue, intime de la famille Gauguin qui a publié la correspondance à sa femme et à ses amis, ne précise-t-il pourtant pas en 1948 : « À dix-sept ans, Gauguin ne montre aucune aptitude spéciale, ne manifeste aucune vocation. Le petit-fils du dessinateur-lithographe dessine lui-même assez bien, peint parfois à l’aquarelle (2). » Le dessin découvert, objet de cette étude, nous projette à cette époque. Il nous renvoie à l’adolescence de cet artiste en devenir, une période peu documentée, qui annonce déjà un destin hors-norme. Alors qu’il étudie au lycée d’Orléans en 1865, la maîtrise du dessin de Paul Gauguin n’égale que son désir d’embarquer autour du monde, chose qu’il entreprend à la fin de l’année. S’il reviendra plus tard au dessin, l’année « 65 » est donc l’année de tous les possibles pour ce jeune homme de 17 ans.

Un chalet suisse placé au bord de l’eau, des personnages dispersés dans le décor et un bateau dans le lointain, voici les éléments qui composent cette œuvre. Cette aquarelle signée « Gauguin P. » et datée du « 2 juillet 1865 », invite d’abord à explorer les origines de l’artiste et son apprentissage du dessin, puis à situer le contexte de la suissomania au XIXe siècle, avant de nous pencher sur celui qui fut probablement son premier maître, Charles Pensée, et de lever, enfin, les dernières incertitudes concernant l’itinéraire de cette feuille.

I) Paul Gauguin : une jeunesse hors-norme

1) Un enfant balloté entre le Pérou et Orléans (1848-1859)

Paul Gauguin naît à Paris le 7 juin 1848. Son père est l’orléanais Clovis Gauguin (1814-1851), journaliste républicain au National (3). Sa mère est Aline Chazal (1825-1867), fille naturelle d’un propriétaire terrien péruvien et de la féministe Flora Tristan, femme de lettre. À la suite de la prise de pouvoir de Louis-Napoléon Bonaparte, la famille quitte la France pour le Pérou, mais le père décède pendant le voyage. Paul Gauguin passe alors sa petite enfance élevé par sa famille maternelle à Lima. En 1855, Aline Gauguin et ses deux enfants, Marie et Paul, reviennent du Pérou pour entourer les derniers instants du grand-père Gauguin. Tout comme aujourd’hui, le nom Gauguin est répandu au XIXe siècle à Orléans. La famille, au sens large, est principalement installée sur les bords de la Loire, Paul résidant donc avec sa mère et sa soeur dans la maison du patriarche, Guillaume, au numéro 25 du quai Neuf Tudelle (4) (fig. 2). Il, n’a alors que six ans et ne parle que quelques mots de français (5).

La maison dite du grand-père de Paul Gauguin, actuel n°7 de la rue Tudelle à Orléans. Les recherches aux archives de Christian Jamet démontrent que la bonne maison est en réalité sur la voie parallèle, actuelle 25 quai de Prague.
Fig. 2 La maison dite du grand-père de Paul Gauguin, actuel n°7 de la rue Tudelle à Orléans. Les recherches aux archives de Christian Jamet démontrent que la bonne maison est en réalité sur la voie parallèle, actuelle 25 quai de Prague.

Gauguin passe neuf années de sa vie dans la ville ligérienne. Celles-ci sont primordiales pour sa formation intellectuelle et artistique. Contrairement à ce qu’avancent certains ouvrages, Gauguin a bel et bien reçu une formation avancée, notamment en dessin. Aline Gauguin place l’éducation de ses enfants avant toute chose. Élève, il est remarqué par l’un de ses professeurs comme il le rapporte lui-même : « On me mit externe dans un pensionnat d’Orléans. Le professeur dit : “Cet enfant sera un crétin ou un homme de génie.” Je ne suis devenu ni l’un ni l’autre (6). » Pour financer l’entrée de Paul Gauguin au Petit Séminaire de La Chapelle-Saint-Mesmin, Aline vend, en mars 1859, des biens immobiliers afin de lui offrir une éducation idéale (7).

2) Excellent élève au Petit Séminaire, La Chapelle-Saint-Mesmin (1859-1862)

En 1859, Paul Gauguin entre au Petit Séminaire de La Chapelle-Saint-Mesmin près d’Orléans : « À onze ans, j’entrai au Petit Séminaire où je fis des progrès très rapides. (8) » (fig. 3). C’est un établissement élitiste et sélectif, dirigé par Monseigneur Félix Dupanloup, académicien, député, sénateur et pédagogue hors pair (9). Paul y reste trois ans, jusqu’en 1862, sans renier ce qu’il y reçoit : « Je ne dirai pas, comme Henri de Régnier, que cette éducation n’entre en rien dans mon développement intellectuel : je crois, au contraire, que cela m’a fait beaucoup de bien (10). » Dans Paul Gauguin, mon père, son fils Pola Gauguin écrit : « Paul n’aimait pas particulièrement l’école mais elle ne lui a cependant jamais créé de grandes difficultés. Il avait plus de facilité que de goût à apprendre, il n’avait pas d’aptitudes spéciales qui le passionnassent et qu’il cherchât à développer (11). »

Anonyme, vue arrière du petit séminaire de la Chapelle-Saint-Mesmin, XIXe siècle, gravure, collection privée.
Fig. 3 Anonyme, vue arrière du petit séminaire de la Chapelle-Saint-Mesmin, XIXe siècle, gravure, collection privée.

Une autre biographe, Elizabeth C. Childs, relève ainsi l’importance de cette formation : « les citations de la Bible et les modes de raisonnement [de Gauguin] reflètent l’éducation reçue au Petit Séminaire de La Chapelle-Saint-Mesmin (12). » David Haziot décrit la discipline de l’établissement en ces mots : « Un régime spartiate, une discipline de fer, un enseignement de haute qualité dispensé uniquement par des ecclésiastiques, les récompenses et punitions étant publiques et hebdomadaires. [...] Les élèves étaient réveillés à cinq heures par le maître de l’internat qui disait le Benedicamus domino auquel les élèves répondaient par le Deo Gracias, puis, après toilette et rangement, ils assistaient à la messe dans une chapelle à cinq heures quarante-cinq. Les cours commençaient à six heures trente et se terminaient à dix-neuf heures (13). » Gauguin y excelle alors même que trois ans plus tôt, il parlait peu le français (14).

Il se passionne pour le français littéraire et le dessin dont les cours sont professés par un certain Père Dumontel (15). Il n’était pas un élève médiocre comme on le pensa longtemps. Ses résultats de fins d’année ont été retrouvés par Christian Jamet : « En classe de sixième, Paul remporte les deuxièmes accessits d’excellence et de thème latin, le deuxième prix d’orthographe et analyse, le troisième accessit d’écriture et le cinquième accessit d’arithmétique élémentaire. En classe de cinquième, il se voit encore remettre le deuxième accessit d’excellence, le quatrième accessit de thème latin, le sixième accessit de version latine, le deuxième accessit de thème grec et le premier accessit d’orthographe et analyse (16). »

3) Aspirant officier à la pension Loriol, Paris (1862-1864)

Âgé d’à peine 13 ans, Gauguin déclare à sa mère qu’il veut devenir officier de marine dans La Royale. Les voyages effectués sur les mers, notamment entre le Pérou et la France, n’y sont pas étrangers. Pola Gauguin rajoute que : « le gouvernement des femmes [lui] était pénible et il avait le désir d’y échapper (17). » Ainsi, son but est, avant tout, de s’émanciper de sa mère et de sa sœur. Aline Gauguin est contrariée par ce projet, mais vend une créance laissée par le grand-père Gauguin au nom de Paul pour financer ce nouveau projet d’étude. L’âge limite pour se présenter au concours de l’École navale était alors de 17 ans et demi (18). On envoie rapidement le jeune garçon dans une classe préparatoire à Paris. En 1862, Paul entre donc à la pension Loriol, rue d’Enfer à Paris : « un prestigieux internat parisien (19). » Le corps professoral est remarquable, à l’image du maître d’armes Augustin Grisier (20) qui n’est autre que le professeur d’escrime du Tsar de Russie !

Fig. 7 Marine marchande, acte d’engagement dans la marine marchande, encre sur papier, 1865, Vincennes, Archives militaires.
Fig. 7 Marine marchande, acte d’engagement dans la marine marchande, encre sur papier, 1865, Vincennes, Archives militaires.

Si Paul Gauguin a probablement étudié le dessin à La Chapelle-Saint-Mesmin avec le Père Dumontel, c’est véritablement dans la pension Loriol qu’il suit une formation intensive. Les cours de dessins académiques y sont en effet soutenus car : « Le concours d’entrée [à l’École navale] comportait une épreuve de dessin avec un coefficient sept. Dans l’enseignement de l’École navale, le dessin avait autant d’heures que les mathématiques (21). » L’épreuve de dessin consistait en : « un dessin ombré, tête ou paysage (22). » Le talent de dessinateur pour un officier de Marine est indispensable. Ainsi, les élèves de l’École navale suivent des cours de dessins pittoresques et linéaires. Il y était enseigné aussi bien à faire des cartes topographiques que des vues côtières et paysagères (23).

Malgré la qualité de l’enseignement, ses résultats ne sont pas suffisants pour réussir au concours tant désiré (24). Pola Gauguin déclare sur les raisons de cet échec que : « Le but de Gauguin est avant tout de s’émanciper de sa mère et de sa sœur. Pour un fils de bonne famille, il y avait alors une solution naturelle : entrer à l’École navale. Mais le besoin de partir est trop grand, le véritable but trop obscur pour permettre à Paul de se concentrer dans l’étude des connaissances exigées à l’examen d’entrée ; aussi fut-il décidé, quand il eut dix-sept ans qu’il prendrait la mer, tout de suite, avec la perspective de devenir officier de marine marchand (25). » Avant cela, et face à l’échec de son fils, Aline Gauguin le renvoie à Orléans, à la rentrée 1864 pour une année, comme interne dans le lycée impérial de la rue Jeanne d’Arc (26).

4) Élève au lycée impérial, Orléans (1864-1865)

D’octobre 1864 à début août 1865, Paul Gauguin passe une année au lycée impérial d’Orléans en tant qu’interne, comme le relate son camarade Jean de Rotonchamp (27), qui écrivit la première biographie de l'artiste en étroite collaboration avec sa famille et ses amis (fig. 4). Les archives du lycée ayant disparu, nous avons dépouillé vingt mètres linéaires de documents inédits concernant le lycée impérial d’Orléans aux archives nationales de Pierrefitte-sur-Seine. Si le lycée actuel et celui du XIXe siècle conservent quelques points communs, son accès s’est fortement démocratisé. Au XIXe siècle, l’enseignement dispensé au lycée reste un privilège. Selon les mots de Françoise Mayeur, l’enseignement secondaire au XIXe siècle a l’ambition d’être « total ». Le lycée : « constitue le lieu d’où sortent les cadres de la nation comme les élites de l’argent (28). »

Fig. 4. Anonyme, vue de la façade avant du lycée impérial d’Orléans, XIXe siècle.Carte postale, collection privée.
Fig. 4. Anonyme, vue de la façade avant du lycée impérial d’Orléans, XIXe siècle.Carte postale, collection privée.

L’organisation et le régime de vie du lycée au début de siècle sont avant tout militaires. « La comparaison de beaucoup de lycées avec des casernes vaut encore cent ans plus tard, pour bien des traits (29). » Du début à la fin du XIXe siècle, les lycées tendent à « passer [...] d’un statut paramilitaire à une atmosphère civile (30). » Les programmes reflètent les professions vers lesquelles sont prédisposés les lycéens : professions libérales (droit, médecine), les grandes écoles (31). Au lycée impérial d’Orléans, après consultation des archives nationales de Pierrefitte-sur-Seine, on dénombre pour l’année 1865 : 341 élèves dont 148 pensionnaires (fig. 5). On y enseigne, entre autres, les sciences mathématiques et physiques, la philosophie, la rhétorique, l’histoire, l’anglais et l’allemand (fig. 6). Les lycéens suivent aussi un cours de gymnastique, de chant et d’écriture. Le dessin a, également, une place importante dans la formation.

Selon les mots du chercheur Renaud d’Enfert, « la création des écoles centrales, en 1795, puis celle des lycées, en 1802, signent l’acte de naissance d’un enseignement du dessin organisé par l’État, chaque établissement étant pourvu d’un maître de dessin (32). » Les professeurs sont souvent des artistes et la matière peut porter le nom de dessin d’imitation (33). À Orléans, les maîtres de dessin sont Charles Pensée (1799-1871) et Jean Henri Chouppe (1816-1893). Pensée dirige les cours de travaux graphiques. Tandis que Chouppe enseigne le dessin d’imitation (fig. 6). L’école du XIXe siècle voit la naissance du dessin linéaire (34). Le dessin linéaire a une visée éminemment pratique et utilitaire. Basé sur les figures géométriques, il permet des applications directes dans l’art industriel et le dessin d’architecture.

Gauguin est-il encore un excellent élève à Orléans ? Reçoit-il un prix ? Le journal du Loiret daté du 9 août 1865 (35), fait mention des prix remis, en présence du peintre Ingres, aux élèves par le proviseur du lycée impérial (36) ; malheureusement, Gauguin ne fait pas partie des nommés. L’appel du large est in fine le plus fort. Conjurant son échec au concours de l’École navale et, après cette année au lycée impérial d’Orléans, Gauguin s'engage en décembre 1865 dans la marine marchande en tant que novice (fig. 7). Le dessin aura été une manière de continuer à se préparer, depuis Orléans, à sa vocation de marin. Le sujet de notre aquarelle est pourtant bien éloigné de la mer. Il est situé au coeur des montagnes suisses, dont la mode bat alors son plein.II)

La Suissomania au XIXe siècle

1) Un chalet de l’Oberland bernois

Le sujet représenté et la technique d’exécution de ce dessin laissent le spectateur songeur. L’auteur représente-t-il ce chalet d’après nature, à moins qu’il ne s’agisse d’une reproduction d’après un modèle ou bien encore d’une vue de l’esprit ? Si Paul Gauguin est bien l’auteur de ce dessin, étant en 1865 élève au lycée impérial d’Orléans, il n’a pas eu l’occasion de voyager dans une région propice à l’observation de ce chalet. Il reste alors deux hypothèses : il s’agit d’un chalet inventé ou d’un chalet recopié ? La minutie, les détails et la date 1781 inscrite sur la façade donnent à penser que le chalet représenté a réellement existé (fig. 8).

Fig. 9. Max van Berchem, chalet remarquable d'Erlenbach im Simmental, Hauptstrasse, 3762, Suissen, 1901 Fond de la Bibliothèque nationale Suisse, Genève.
Fig. 9. Max van Berchem, chalet remarquable d'Erlenbach im Simmental, Hauptstrasse, 3762, Suissen, 1901 Fond de la Bibliothèque nationale Suisse, Genève.

Après de multiples recherches, l’hypothèse s’avère juste : le chalet représenté est bien réel. Avec l’aide de Nathalie Yersin en charge du patrimoine municipal de la Commune de Rossinière, du musée du Ballenberg et de Michèle Bless de la fondation Patrimoine Suisse, nous avons identifié le bâtiment, qui n’a jamais été reproduit en gravure ou en photographie avant cette date. Toujours visible actuellement, le chalet est construit à la fin du XVIIIe siècle dans le village d’Erlenbach im Simmental, situé dans le canton de Berne (fig. 9 - 10). En 1864, le guide suisse à l’usage du voyageur (37), permet au touriste d’identifier les lieux les plus intéressants. Notamment, la région du Simmental, où le voyageur est invité à observer les « grandes maisons à la bernoise, particulièrement à Erlenbach. » La période est à la suissomania.

Ce chalet reprend le schéma classique des chalets de l'Oberland bernois en madriers horizontaux empilés pièce sur pièce et assemblés aux angles. Le soubassement est en pierre, sur lequel un enduit à la chaux a été appliqué. Le mur pignon est, ici, le morceau de bravoure du bâtiment. Organisé en trois travées, il laisse deviner les quatre niveaux de l’édifice. Délicatement et harmonieusement ornementé de frises à gorges, de moulures en bâtonnets et de guirlandes, cette façade est typique du Simmental. La toiture est couverte de tuiles, ce qui est, là aussi, une exception régionale. Autre particularité, la cheminée est construite en V, ce qui semble également une forme extrêmement rare.

Notre dessin est donc une copie minutieuse de ce chalet. Il conserve comme élément la fontaine à gauche, l’escalier hors-œuvre en pierre, les proportions, les ouvertures et l’aspect général du bâtiment. Cependant, l’auteur se permet quelques libertés. Il compose et utilise les formes qu’il connait. En effet, il arrache ce chalet à son environnement traditionnel, pour le poser au bord de l’eau. Et tel un clin d’œil génial fait au spectateur, il place sur cette étendue bleue, presque comme un jouet, un bateau traditionnel à voile carrée à l’allure de gabare (fig. 12 - 13) ; comme pour indiquer que cette étendue d’eau en arrière plan, c’est la Loire.

2) Une solitude heureuse

Bien que le modèle de ce dessin provienne, comme nous le verrons, d’un exercice au lycée impérial d'Orléans, il se nourrit de l’enthousiasme contemporain pour la Suisse. En effet, le XVIIIe et le XIXe siècle comptent de nombreux ouvrages traitant du patrimoine helvétique (38). Qu’elles soient inquiétantes ou silencieuses, les montagnes et leurs vues pittoresques ont, maintes fois, stimulé l’imagination des artistes. Déjà au XVIIIe siècle, le Grand Tour avait permis à une intelligentsia européenne de parcourir les Alpes et de développer un goût romantique pour ces paysages montagneux.

Fig. 14 Caspar David Friedrich, Le Voyageur au dessus de la mer de nuages, 1818, huile sur toile, 94,4 cm x 74,8 cm, Kunsthalle, Hambourg.
Fig. 14 Caspar David Friedrich, Le Voyageur au dessus de la mer de nuages, 1818, huile sur toile, 94,4 cm x 74,8 cm, Kunsthalle, Hambourg.

Mais, c’est principalement au XIXe siècle que ces visions se cristallisent. À l’instar du Voyageur au-dessus de la mer de nuages (fig. 14), le tourisme se transforme progressivement en une quête d’aventures où le chalet de montagne, explique Michel Vernes, professeur à l’École nationale d’Architecture de Paris-la Villette : « [le chalet de montagne] est regardé comme la preuve de notre innocence originelle. Transplanté, il devient providentiel en ce qu’il offre au promeneur une solitude heureuse que la ville lui refuse et qui est l’occasion attendue de jouir librement de lui-même (39). »

L’image du chalet devient très à la mode au XIXe siècle (40). Ces vues sont largement diffusées en France ; la spécialiste Françoise Ostermann-Henchoz, rappelle que le modèle le plus populaire et le plus diffusé, à cette date, en Europe est le chalet suisse (41). Soutenue par les guides (42), manuels (43), récits (44) et journaux de l’époque, l’architecture suisse est à la pointe de la tendance. La décennie 1860 est ponctuée par les Expositions universelles de 1862 et 1867 de Londres et Paris, à l’occasion desquelles la Suisse fait sensation. Le pays réalise des villages vernaculaires et offre aux citadins une synthèse du meilleur de l’architecture helvétique (fig. 15). C’est le début de la Suisse à volonté (45). On publie en abondance de recueils, de répertoires de formes liés au chalet (fig. 16 - 17). Summum du chic, on va même jusqu’à faire venir en pièces détachées d’authentiques habitations helvétiques (46).

Paul Gauguin appartient à cette jeunesse qui grandit dans une société nouvelle, contradictoire, inspirée par le progrès moderne et par les expositions exotiques. Que ce soit par transmission, au contact de ses professeurs, ou par fascination, au regard de l’engouement national, Gauguin ne peut éviter les vues des chalets. Toutefois nos recherches ont permis de comprendre comment le modèle de ce chalet est arrivé au lycée d’Orléans : par le biais du professeur de dessin Charles Pensée.

III) Charles Pensée, le premier professeur de Gauguin ?

1) Un artiste voyageur amoureux de la Suisse

En 1865, Charles Pensée (1799-1871) est professeur de dessin au lycée impérial d’Orléans où étudie Paul Gauguin. Peintre et dessinateur orléanais, il enseigne la majeure partie de sa vie dans cet établissement. Il fait ses armes dans l’atelier de M. Hubert, aquarelliste de réputation. À partir de 1853 (47), il dirige le cours de travaux graphiques et a la responsabilité de former les jeunes élèves à l’art du dessin et à la technique de la perspective (48). Paul Gauguin, qui avait déjà reçu une solide formation artistique au cours de son séjour à la pension Loriol, peut perfectionner sa technique avec ce nouveau professeur.

Fig. 25 (détail). Martial Marcillle (1790-1856), Portrait de Charles Pensée vers 1830, toile (64 x 54 cm). Musée des beaux-arts d’Orléans.
Fig. 25 (détail). Martial Marcillle (1790-1856), Portrait de Charles Pensée vers 1830, toile (64 x 54 cm). Musée des beaux-arts d’Orléans.

Pensée est connu aujourd’hui comme une figure artistique de la ville d’Orléans, très souvent médaillé, ses dessins sont reconnus et permettent aux individus de suivre les événements qui font l’actualité du Loiret (49). Cependant, il ne s’arrête pas au Val de Loire. Recherchant de nouvelles formes à esquisser, il n’hésite pas à voyager. Gagné par la suissomania, il profite des grandes vacances scolaires pour se rendre à trois reprises en Suisse (1855, 1858 et 1863) (50) ; sillonnant la montagne pour trouver les vues les plus intéressantes. Amoureux du pays, il y réalise une très grande quantité de dessins. Nous avons reconstitué son itinéraire et avons constaté qu’il affectionne particulièrement le canton de Berne. (voir annexe II., Itinéraire de Charles Pensée en Suisse et la carte interactive). Il visiterait ainsi le village d’Erlenbach im Zimmental, où est situé ce chalet, en 1855 ou en 1858. En effet, la table manuscrite du portfolio n°11 de son voyage en Suisse de 1863 n’évoque pas cet endroit, bien qu'il mentionne à diverses reprises « maison » ou « anciennes maisons » dans d’autres lieux (fig. 11). Le musée des Beaux-arts d’Orléans relate d’ailleurs une rencontre prestigieuse : « C’est alors qu’il dessinait les gorges de la Tamina, près du village de Pfäfers, qu’il fut abordé par une dame qui était en promenade avec son fils : c’était la duchesse d’Orléans, en exil depuis 1848 ; elle lui acheta son dessin et le reçut chez elle le lendemain (51). »

Malheureusement, peu de ces dessins de cette époque nous sont parvenus. Toutefois, grâce à l’aide d’Olivia Voisin, directrice du musée des Beaux-arts d’Orléans et de Raphaël Drouhin documentaliste chargée des départements peintures et arts-graphiques, nous avons eu accès à quatre recueils de dessins réalisés par Pensée au cours de ses voyages suisses (52) (fig. 18). La ressemblance avec notre dessin est frappante. On retrouve le même goût stylistique, le trait sûr et la même manière de capter les sujets. Pensée réalise, dans l’un de ses albums, un chalet d’une très grande ressemblance avec celui de notre dessin (fig. 19).

Si le modèle de chalet représenté provient de l’une des vues de Pensée, celle-ci n’est pas encore « réapparue ». À sa mort, Pensée laisse en effet plus de 3.500 dessins qui sont tous dispersés aux enchères en 1871 et 1872 (53), notamment de nombreuses vues de Suisse. Rien que pour l’année 1872, on vend à Orléans 108 dessins et aquarelles à sujets helvétiques. Comme par exemple le lot 755, un portefeuille de dessins Suisse, comprenant « Trente huit dessins. Seize aquarelles (54) ».

2) Le concours national de dessin de 1865

En 1865, l’Union Centrale des beaux-arts appliqués à l’industrie organise une grande exposition de dessins. Pour ce faire elle crée un concours de dessin (55), adressé à toutes les institutions scolaires de France. L’article 2 de la circulaire du ministre de l’Instruction publique dispose : « Seront admis librement à l’exposition, tout dessin, lavis, aquarelle, dessin d’après la bosse, d’après nature, d’ornement, etc. Exécutés dans les années 1864 et 1865, s’ils sont présentés par les professeurs ou directeurs des écoles de dessin de France. » Nous avons rêvé de retrouver les élèves du lycée d’Orléans dans le concours. Sans succès.

Annexe II. Edouard Beck, Carte en relief de la Suisse, Berne, XIXe siècle.<br />
Carte utilisée par Charles Pensée au cours de ses voyages Suisse, acheté en 1855 à Berne.
Annexe II. Edouard Beck, Carte en relief de la Suisse, Berne, XIXe siècle.
Carte utilisée par Charles Pensée au cours de ses voyages Suisse, acheté en 1855 à Berne.

En effet, « Les dix-huit académies de l’Université de France sont toutes représentées, et soixante-cinq départements, y sont compris celui de la Seine, sont entrés en lice. On peut donc dire que la France à peu près entière est là, avec la majeure partie de sa jeune génération qui s’essaie dans l’art du dessin (56). » Les élèves doivent envoyer leurs dessins afin qu’un jury délibère. Les œuvres les plus intéressantes sont exposées au palais des Champs Élysées, à partir du 10 août 1865 (57). Si tout laisse à penser que le dessin étudié du 2 juillet s’inscrit dans ce contexte, le lycée impérial d’Orléans est étrangement l’un des seuls lycées de France à ne pas participer au concours. Le jeune Paul Gauguin n’est donc pas exposé à Paris deux ans après le salon des Refusés !

3) Un professeur exigeant et pédagogue

L’apprentissage avec Charles Pensée est strict et les devoirs rendus doivent être minutieux. Pensée est lui-même topographe de formation, il a toute sa vie composée des œuvres d’une extraordinaire exactitude et c’est naturellement qu’il encourage ses élèves à faire de même. Très engagé dans sa mission, il publie plusieurs ouvrages (58) à l’attention du jeune public (59), comme Premier elemens du dessin et de la perspective linéaire (60). La monographie de Charles Pensée nous apprend que : « Pensée initia ses élèves aux différentes techniques qu’il pratiquait lui-même : dessin sur papier Canson teinté - avec crayon Conté noir et crayon blanc, quelques traits étant parfois soulignés à l’encre de Chine - mais aussi au fusain et lavis à base d’encre de Chine ou de sépia, technique qu’il maîtrisait parfaitement (61). » Si les techniques artistiques peuvent être extrêmement variées, il est saisissant de constater que tous les procédés utilisés par Pensée renvoient invariablement aux techniques artistiques mises en œuvre pour notre dessin.

A-III, Figure 2 et 3. Charles Pensée, détails de Premier élémens du dessin et de la perspective linaire, mis à la portée des commençans, Pour servir d’introduction au dessin, d’après nature, avec vingt-deux planches, Orléans, 1838, planche 3
A-III, Figure 2 et 3. Charles Pensée, détails de Premier élémens du dessin et de la perspective linaire, mis à la portée des commençans, Pour servir d’introduction au dessin, d’après nature, avec vingt-deux planches, Orléans, 1838, planche 3 et 11.

Au demeurant, dans ses ouvrages, Charles Pensée met un point d’honneur à développer, le plus clairement possible, la technique de la perspective. Il semble que son enseignement ait eu un très fort écho auprès de l’auteur du dessin. On retrouve une minutieuse mise en pratique des exemples donnés par le professeur. Comme si l’élève avait voulu dire de façon explicite à son professeur j’ai assimilé vos leçons et je m’en suis servi pour cette composition.

Utilisation des mêmes angles de vues que ceux de Pensée : « vue de front » (annexe III, fig. 1).
Le lambrissage des murs permet à l’œil du novice de visualiser plus facilement les lignes de fuites et les lignes de forces. Cela est clairement visible avec la planche 3 d’Élément de perspective pratique, où l’on observe un bâtiment en pan de bois qui présente un escalier hors-œuvre très comparable à celui de notre dessin (annexe III, fig. 2).
Dans ses ouvrages, Charles Pensée s’intéresse, également, aux ombres portées et, encore une fois, on retrouve une application méthodique de ces principes (annexe III,. fig. 3).
Il existe une forte similitude dans la manière de représenter les personnages. Là aussi la forme générale et les attributs de la figure passent avant les détails et les expressions (annexe III, fig. 4).
L’étude des costumes des personnages représentés rappelle fortement ceux de Pensée qui en réalise de très similaires lors de ses séjours suisses. Ils sont typiques des paysans et paysannes laitiers d’Oberhassli (62). On retrouve par exemple la seille à traire, le chapeau de paille à sommet plat et les corsages portés avec un tablier (annexe III, fig. 5).
Plusieurs erreurs montrent que le dessin est une œuvre de jeunesse (annexe III, fig. 6). On visualise le « repentir » sur le bord latéral droit de l’œuvre (a), mais également l’incohérence dans la direction des ombres portées (b) ou encore les aberrations architecturales (c).

IV) Itinéraire d’une œuvre de jeunesse

1) Qui êtes vous « Gauguin P. » ?

Paul Gauguin, vue d’un chalet suisse réalisé à la manière de Charles Pensée, encre et aquarelle, 1865.
Paul Gauguin, vue d’un chalet suisse réalisé à la manière de Charles Pensée (détail) encre et aquarelle, 1865.

La signature Gauguin P. appelle invariablement une étude approfondie (fig. 20 - 21). Comme le rappelle Daniel Wildenstein, dans le chapitre du catalogue raisonné consacré aux années de jeunesse : « la forme des signatures ne permet pas d’établir une chronologie cohérente (63). »

Paul Gauguin est tout juste âgé de 17 ans, le 2 juillet 1865. Cette signature n’est pas Paul Gauguin, comme il le fera plus tard (64), mais Gauguin P. (fig. 22). L’inversion du nom et du prénom est une conséquence du statut scolaire. La consultation du dossier des affaires disciplinaires du lycée impérial d’Orléans pour cette année 1865 confirme que les élèves sont appelés d’abord par leur nom (fig. 23). Par ailleurs, la graphologue Madeleine Tavernier affirme que, dans sa jeunesse, Gauguin hésite entre l’utilisation d’un P majuscule ou minuscule. Ici, la majuscule est choisie. Le G conserve les deux boucles traditionnelles, marqueur de la précocité de la signature (65). Plus tard, le G de Gauguin se transformera en un simple crochet. (fig. 24).

La question se pose de savoir s’il existe d’autres Gauguin P. susceptibles de signer et dater cette œuvre. Le recensement de 1866 à Orléans indique que plus de 160 personnes portent le nom de Gauguin. Seuls quatre autre d’entre eux ont un prénom débutant par la lettre « P. »  : deux Pierre Gauguin, l’un est potier, né en 1789, l’autre est né en 1860. Un Pierre Alexis Gauguin, né en 1813, ouvrier-serrurier. Et enfin, un Paulin Émile qui est marchand d’eau de javel. Ces autres Gauguin sont trop jeunes (né en 1860) ou trop âgés (nés avant 1820) pour suivre les cours de Charles Pensée ; la confrontation de leurs professions permet d’écarter l’hypothèse d’un dessinateur homonyme. Au regard du recensement de 1866 et des registres d’état-civil, pour l’année 1865, seul correspond à notre signature : « Paul Gauguin, élève du lycée impérial d’Orléans, né à Paris le 7 juin 1848 ».

2) Le dimanche 2 juillet 1865

Paul Gauguin, vue d’un chalet suisse réalisé à la manière de Charles Pensée (détail) encre et aquarelle, 1865.
Paul Gauguin, vue d’un chalet suisse réalisé à la manière de Charles Pensée (détail) encre et aquarelle, 1865.

Nous avons d’abord lu la date du 2 juillet 1867, correspondant au dernier jour d’une escale de Gauguin dans le port d’Arica au Chili, alors qu’il est marin dans la marine marchande. Bien que séduisante, cette hypothèse n’est pas confirmée. En effet, l’étude graphologique et la comparaison à une de ses feuilles de compte apprennent que Gauguin étire ses 5 jusqu’à en perdre leurs boucles, se confondant en un trait vertical (fig. 26). L’œuvre est donc bel et bien datée du 2 juillet 1865.

Or, le 2 juillet 1865 est un dimanche. Pourquoi l’interne Gauguin aurait-il réalisé un travail scolaire le dimanche ? D’après Renaud d’Enfert, déjà cité : « dans les lycées, les leçons de dessins sont destinés aux internes (pourvu qu’ils soient suffisamment avancés en écriture) et dispensées en dehors des heures de classe ordinaires (66). » Au regard de son excellent niveau comme en témoignent ses accessits au Petit Séminaire, Gauguin aurait, en sa qualité d’interne, pratiqué le dessin le dimanche en dehors des heures de classe ordinaires. Ce dessin étant le fruit d’un long travail d’application de l’enseignement de Charles Pensée, il est terminé le premier dimanche du chaud et sec (67) été 1865.

3) Découverte chez des Gaugain en Touraine

Cette aquarelle a été découverte fortuitement en Touraine, dans le vide-maison d'un descendant de Désiré Gaugain, entre deux gravures de chasse. Né en 1850, Désiré Pierre Gaugain est le fils de Pierre Gauguin (1817-1897), laboureur à Èsvres. De deux ans le cadet de Paul Gauguin, Désiré est déclaré cultivateur dans le recensement de 1865, sur la même terre que son père. Il déménage en 1880 à Saint-Branchs, où il mourra. Lors de son mariage en 1873, il signe d’une manière particulière : Gaugain, avec un a et non un u (figure 29), ce qui est une variable courante chez les Gauguin de Touraine, comme l'a relevé la généalogiste Marie-Thérèse Rivère en 1990 (68). Les Gauguin sont présents en Touraine dès le XVIIe siècle ; ils exercent invariablement, de père en fils, les professions de cultivateur, de talmenier ou de vigneron. Comme à Orléans, les quelques Gauguin/ain dont le prénom débute par un P en vie en Touraine en 1865 ont des âges ou des profession incompatibles avec l'apprentissage précis et l'exercice des techniques du dessin : ils sont bébé, cultivateur, laboureur ou tonnelier.

Le mystère demeure donc quant à savoir comment cette aquarelle est arrivée chez les Gaugain de Touraine, alors qu’aucun lien généalogique n’est établi avec leurs lointains cousins orléanais. Ce dessin pourrait avoir été offert par Paul à son oncle ou à proche en quittant Orléans, puis transmis à la branche tourangelle à l’occasion d’une cousinade ? Accompagné de l’historien Christian Jamet (69), nous nous sommes rendus en pèlerinage sur les différents lieux de vie des Gauguin à Orléans. Par chance, les différentes habitations Gauguin du quai Neuf Tudelle, actuel quai de Prague sont intactes ; elles ont miraculeusement échappé aux bombardement de la Deuxième guerre mondiale. L’hypothèse est envisageable. À moins que Paul n’ait passé quelque jours de l’été 1865 en Touraine avant de prendre la mer, et qu’il y ait laissé ce devoir scolaire à son jeune « cousin » ?

Autre hypothèse, cette œuvre aurait été conservée par le professeur Charles Pensée dans un de ses cartons à dessins. La préface du catalogue de sa vente en 1872 rappelle, que souffrant d’une maladie du coeur, Pensée conservait près de lui ses chers dessins réunis dans des albums thématiques. 3.500 dessins de Charles Pensée sont alors exposés en mairie d’Orléans, puis dispersés par cartons entiers aux enchères. Les troisième et sixième « grands portefeuilles » comportent ainsi en particulier plusieurs dizaines de vues de Suisse. Vendue dans l’anonymat, comme le travail d’un de ses jeune élèves, cette aquarelle aurait quitté l’Orléanais pour la Touraine, sans susciter d’intérêt jusqu’à notre étude.

Conclusion

Loin d’être autodidacte, Paul Gauguin est un bon élève au tempérament fort, doté d’une formation scolaire exceptionnelle et rompu aux techniques du dessin. Cette pratique n’a donc rien de spontané pour lui. Détournant un sujet d’étude helvétique proposé par Charles Pensée, son professeur de dessin au lycée d’Orléans, Gauguin mélange les genres en conjuguant suissomania et appel du large.

L’unique personnage masculin de ce dessin est ainsi vêtu d’un étrange costume. À l’inverse des six autres figures féminines, il ne porte pas l’habit bernois (fig. 27). Si certains trouvent qu’il ressemble davantage à un marinier de Loire, d’autres remarquent que son chapeau ne correspond pas. Il s’agit plutôt d’une casquette, telle celle que portera Paul Gauguin sur une photographie prise à Pont-Aven en 1886 (fig. 28). Énigmatique, cet homme est totalement tendu vers l’extérieur ; il nous tourne le dos et regarde l’horizon. Sa vision se porte sur l’étendue d’eau, où se dessine dans la brume ce qui anime peut-être le plus le cœur du jeune homme à cet instant : un bateau. Le désir d’aventures et de voyages est trop irrésistible. Peu de temps après la réalisation de cette aquarelle et après la fin de l’année scolaire, Paul s’engage sur un navire marchand.

1865 est bel et bien l’année de tous les possibles pour le jeune Paul Gauguin. Cette « première œuvre » peut être, a contrario, considérée comme le dernier manifeste de sa jeunesse. Plus tard, l’artiste reviendra sur cette époque mouvementée en écrivant : « Je me suis habitué là à me concentrer en moi-même, fixant sans cesse le jeu de mes professeurs, à fabriquer mes joujoux moi-même, mes peines aussi, avec toutes les responsabilités qu’elles comportent (70). »

Fig. 28 (détail). Photographe anonyme, Paul Gauguin à Pont-Aven, 1886. Collection privée.
Fig. 28 (détail). Photographe anonyme, Paul Gauguin à Pont-Aven, 1886. Collection privée.

Notes de fin

1 Daniel Wildenstein, Premier itinéraire d’un sauvage, catalogue de l’œuvre peint (1873-1888), Milan Skira, 2001, n°1, p. 6.
2 Maurice Malingue, La vie prodigieuse de Gauguin, Paris, Buchet-Chastel, 1987, réédition.
3 Pola Gauguin, Mon Père, Paul Gauguin, Les éditions de France, 1938, p. 3-11.
4 Ibid., p. 69.
5 David Haziot, Gauguin, Millaud, Fayer, 2017, p. 13.
6 Paul Gauguin, Avant et Après, Paris, La Table Ronde, 2017, p. 260.
7 David Haziot, op. cit., p 73.
8 Ibid., p. 260.
9 Ibid., p. 74.
10 Paul Gauguin, op. cit., 2017, p. 260.
11 Pola Gauguin, op. cit., p. 14.
12 « L’esprit moderne et le catholicisme : le peintre écrivain dans les dernières années. », dans : Gauguin Tahiti : l’atelier des tropiques, catalogue de l’exposition du Grand Palais, Paris, 30 septembre 2003 - 19 janvier 2004.
13 David Haziot, op. cit., 2017, p. 76.
14 Ibid., p. 77.
15 Idem.
16 Ibid., p. 77. Archives départementales du Loiret, ces informations ont été transmises à David Haziot par Christian Jamet, auteur de Gauguin à Orléans.
17 Pola Gauguin, op. cit., p. 15.
18 David Haziot, op. cit., 2017, p. 78.
19 June Hargovre, Gauguin, Paris, Citadelles & Mazenod, 2017, p. 28.
20 David Haziot, op. cit., p. 15.
21 Ibid., p. 80.
22 Flavien Pech de Cadel, Histoire de l’École navale et des institutions qui l’ont précédée, Quantin, Paris, 1889.
23 Idem.
24 Idem.
25 Pola Gauguin, op. cit., p. 15.
26 Flavien Pech de Cadel, op. cit.
27 Jean de Rotonchamp, Paul Gauguin, (Paris, 1906), Paris, Weimer, 1925.
28 Françoise Mayeur, Histoire de l’enseignement et de l’éducation, tome 3, 1789-1930, Paris, Perrin, 2004, p. 499.
29 Ibid., p. 536.
30 Idem.
31 Ibid., p. 550.
32 Renaud d’Enfert, « Du dessin aux arts plastiques », in : François Jacquet-Francillon (dir.), Une histoire de l’école, Anthologie de l’éducation et de l’enseignement en France, XVIIIe-XXe siècle, Paris, Éditions Retz, 2010, p. 351.
33 Ibid., p. 352.
34 Ibid., p. 353.
35 Puget, (9 août 1865). « Chronique locale. Lycée impérial d’Orléans. Distribution solennelle des prix. » Le journal du Loiret, Orléans, p. 1-3.
36 Léon Lemoine, Des destinées de l'histoire : discours prononcé le jour de la distribution solennelle des prix au lycée impérial d’Orléans, Orléans, Puget, 8 août 1865.
37 Iwan Tschudi, Guide suisse. Livre de poche du voyageur qui veut voir la Suisse, les lacs et les vallées du nord de l'Italie, Milan, Turin, la vallée de Chamouny…, Paris, Scheitlin & Zollikofer, 1864, p. 87.
38 Jean-Jacques Rousseau, Julie ou la Nouvelle Héloïse, Amsterdam, Marc-Michel Rey, 1761. - Jean-Benjamin de Laborde, Tableaux topographiques, pittoresques physiques, moraux, politiques, littéraires de la Suisse, Tableaux de la Suisse ou Voyage pittoresque, Paris, Imprimerie de Clousier, 1776-1780. - Gustave Flaubert, Madame Bovary, Paris, Michel Lévy frères, 1856. - Jacques-Antoine Dulaurel, Nouvelle description des environs de Paris, tome 1, Paris, Éditions Lejay, 1786, p. 191 et suivantes. - Charles Leblanc de Ferrière, Paris et ses environs, Description historique, statistique et monumentale, Paris, Au Bureau de l’Annuaire, 1837. - George Sand, Le pêché de Monsieur Antoine, éditions de l’Aurore, Paris, 1846), p. 183. - Bertall, La comédie de notre temps : études au crayon et à la plume, tome 3, La vie hors de chez soi : l’hiver, le printemps, l’été, l’automne, Paris, éditions Plon, 1876. - Victor Petit, Maisons de campagne des environs de Paris, Paris, chez l’auteur, 1876. - Felix Mornand, La vie de Paris, le village thermal d’Enghien-les-bains, Paris, librairie Nouvelle, 1855.
39 Michel Vernes, Le chalet infidèle ou les dérives d’une architecture vertueuse et de son paysage de rêve, Paris, La Société de 1848, 2006, p. 113.
40 Michel Vernes, « Le chalet infidèle ou les dérives d’une architecture vertueuse et de son paysage de rêve », Revue d'histoire du XIXe siècle, n°32, 2006, p. 111-136.
41 Françoise Ostermann-Henchoz, « Trois siècles de tourisme aux Pays-d’Enhaut », Revue historique Vaudoise, n° 114, 2006, p. 67-82.
42 Johann Gottfried Ebel, Manuel du voyageur en Suisse, Zurich, Orell et Fussli, 1810.
43 Varin, L’architecture pittoresque en Suisse, ou choix de constructions rustiques, dessinée et gravée, Paris, Morel et Cie, 1861.
44 Jean-Benjamin De Laborde, Tableaux topographiques, pittoresques physiques, moraux, politiques, littéraires de la Suisse ; Tableaux de la Suisse ou Voyage pittoresque, Paris, Imprimerie de Clousier 1776-1780.
45 Michel Vernes, op. cit. p. 119.
46 Comtesse Dash, Mémoires des autres, Paris, La librairie illustrée, 1896, t. 3, p. 72.
47 Louis-Hippolyte Trachau, Le Collège et le Lycée d’Orléans (1762-1892), Orléans, Herluis, 1893, p. 515-516.
48 Recteur de l’Académie de Paris, Travail du personnel, Pierrefitte-sur-Seine, archives nationales, F17/7937.
49 Charles Pensée. Un dessinateur romantique à Orléans, Orléans, musée des beaux-arts, 2001.
50 Ibid., p. 19.
51 Charles Pensée. Un dessinateur romantique à Orléans, loc. cit., p. 19.
52 Charles Pensée, Album de poche, Suisse, n°17, 1855, Orléans, musée des Beaux-arts, (973) - Album de poche, Suisse, n°17 bis, 1855, Orléans, musée des Beaux-arts, (974) - Album de poche, Suisse, n°33, 1863, musée des Beaux-arts (985) - Album de poche, Suisse, n°34, 1863, Orléans, musée des Beaux-arts, (986).
53 Dessins et estampes [Texte imprimé] : vente, Orléans, l’Institut, 4 au 6 mars 1872, Paris, Imp. Adophe Lainé, 1872.
54 Ibid., p. 60.
55 Union centrale des beaux-arts appliqués à l’Industrie, Catalogue des écoles de dessin et Supplément au catalogue des œuvres et des produits modernes, Paris, 1865, La Librairie Centrale, p. 6 et suivantes.
56 Duruy Victor. Invitation aux Proviseurs de lycées, Principaux de collèges et Directeurs d'Écoles normales primaires de faire participer les élèves de ces établissements à l'exposition des beaux-arts appliqués à l'industrie. In : Bulletin administratif de l'instruction publique, t. 3, n°59, 1865, p. 269-272.
57 Ibid., p. 270.
58 Charles Pensée, Perspective, 30 planches, Orléans, Chez l’auteur, Orléans, Bibliothèque municipale, (M 2073).
59 Charles Pensée, Elements de perspective pratique à l’usage des jeunes élèves, comprenant la perspective des droites et des courbes, celle des ombres et des lignes de réflexion dans l’eau, Orléans, Chez l’auteur rue de la Bretonnerie, n°13, 1858, Orléans, Archives départementales du Loiret, (G14).
60 Charles Pensée, Premier élémens du dessin et de la perspective linaire, mis à la portée des commencans, Pour servir d’introduction au dessin, d’après nature, avec vingt-deux planches, Orléans, chez l’auteur rue de la Bretonnerie, n°13, 1838, Orléans, Archives départementales du Loiret, (66.842).
61 Charles Pensée. Un dessinateur…, op. cit., p. 17.
62 Auguste Racinet, The Complete Costume History, (Paris, 1876), Londres, Taschen, 2003, p. 540.
63 Daniel Wildenstein, Premier itinéraire d’un sauvage, catalogue de l’œuvre peint (1873-1888), Milan, Skira, 2001, p. 3.
64 Madeleine Tavernier, Patrick O’REilly, L’écriture de Gauguin : Étude graphologique, Paris, Société des Océanistes, 1968.
65 Idem.
66 Ibid., p. 351.
67 https://www.prevision-meteo.ch/almanach/1865, consulté le 16 février 2019.
68 Marie-Thérèse Rivière, "La famille Gauguin (alias Gauguin, Gaugain, Gauguain) », in Revue du centre Généalogique de Touraine, n°3 1990.
69 Christian Jamet, Gauguin à Orléans, Joue-les-Tours, La Simarre, 2013.
70 Paul Gauguin, op. cit., p. 305.

Remerciements


Nous souhaitons avant tout remercier maître Philippe Rouillac et maître Aymeric Rouillac pour leur confiance et le temps qu’ils ont consacré à nous apporter les méthodes indispensables à la conduite de cette recherche. Leur exigence nous a grandement stimulés. L’enseignement de qualité dispensé par le Master « Histoire de l’art parcours Métiers de la recherche, de la conservation et de la médiation » de l’université François Rabelais de Tours, a également su nourrir nos réflexions et a représenté une profonde satisfaction intellectuelle.

Nous exprimons toute notre gratitude à tous nos interlocuteurs suisses, spécialement Nathalie Yersin en charge du patrimoine municipal de la Commune de Rossinière, à l’équipe du musée du Ballenberg, à Michèle Bless de la fondation Patrimoine Suisse et à Hans Hofer de la commune d’Erlenbach im Zimmental.

Nous remercions l’équipe du musée des Beaux-arts d’Orléans, qui a su nous orienter et nous conseiller dans nos recherches. Très spécialement, Olivia Voisin, directrice du musée des Beaux-arts, Karine Kukielzak, responsable de la bibliothèque du musée, et Raphaël Drouhin documentaliste chargé des départements peintures arts-graphiques.

Nous adressons nos sincères remerciements aux personnels des archives du Loiret et de Touraine, qui ont eu la patience de répondre à nos innombrables questions. Un grand merci également au personnel de la médiathèque d’Orléans, en particulier à Caroline Lehmann, du fond patrimonial. Ainsi qu’au personnel de la bibliothèque de Blois, notamment à Bruno Guignard, responsable du fond patrimonial. Merci à Mickaël Fauvinet des archives départementales du Loir-et-Cher qui a établi, le premier, que Charles Pensée était le professeur de Gauguin à Orléans.

Nous désirons également remercier l’écrivain Christian Jamet de nous avoir donné l’occasion extraordinaire de marcher sur les traces de Paul Gauguin à Orléans. Ses précieuses connaissances nous ont grandement aidés à faire avancer notre analyse.

Merci également, à l’enseignant-chercheur Manuel Royo qui a su avec bienveillance, nous apporter de remarquables indications. Et merci à Brice Langlois, étudiant en histoire de l’art, pour ses judicieux conseils méthodologiques.
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