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Les estimations de l’ANECP : un rare mannequin féminin pour artiste

Mardi 16 mai 2023

par Le Magazine des enchères - Interenchères


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https://magazine.interencheres.com/art-mobilier/les-estimations-de-lanecp-un-rare-mannequin-feminin-pour-artiste/

Tous les mois, l’Association Nationale des Elèves Commissaires-Priseurs propose aux lecteurs du Magazine des enchères de revivre en direct un travail d’expertise mené par un étudiant dans les coulisses d’une salle des ventes. Ce mois-ci, Valentin de Sa Morais décrypte un rarissime mannequin féminin pour artiste sous l’œil aguerri d’Aymeric Rouillac, commissaire-priseur de la maison de ventes Rouillac.

Les commissaires-priseurs en herbe, dont l’Association Nationale des Elèves Commissaires-Priseurs (ANECP) assure la cohésion, proposent chaque mois aux lecteurs du Magazine des enchères de revivre en direct un travail d’expertise mené à quatre mains dans les coulisses des salles des ventes. Le mois dernier c’est Emeline Kaddour, élève commissaire-priseur au sein de la maison Dupont & Associés qui expertisait avec François Dupont, une bouteille de La Tâche Grand Cru du Domaine de la Romanée.

Valentin de Sa Morais et Aymeric Rouillac expertisent un rare mannequin féminin pour artiste


Ce mois-ci, c’est au tour de Valentin de Sa Morais, vice-président de l’ANECP et élève commissaire-priseur au sein de la maison Rouillac de se prêter à l’exercice. Sous l’œil aguerri du commissaire-priseur Aymeric Rouillac, il décrypte pour nous un rarissime mannequin féminin pour artiste.

Première impression ?

Valentin de Sa Morais : Lorsque je découvre ce mannequin bluffant de réalisme, je suis immédiatement interpellé. De forme féminine, sa tête en papier mâché est peinte et ornée de vrais cheveux blonds. Après en avoir fait le tour, je place dans différentes postures son corps rembourré en crin et garni de tissu. Rien à voir avec Grévin ou Cattelan, cette femme possède un étrange squelette. Je compte seize articulations métalliques que je resserre à l’aide d’une clé… J’ai l’impression de jouer dans un inquiétant remake de Blade Runner !

Aymeric Rouillac : Lorsque je trouve cette poupée articulée géante c’est la surprise : mannequin de mode, mannequin pour artiste ou pour film d’épouvante… Sa qualité extraordinaire nous laisse rapidement croire que nous sommes tombés sur une pépite et je sais que Valentin saura percer son mystère.



Une signature ?

Valentin de Sa Morais : Ni marque, ni signature ne permettent d’identifier formellement cet objet. Je me lance alors dans une traque documentaire. Les sources sont lacunaires et les études sur les fabricants de mannequins rarissimes. Néanmoins, les catalogues consultés à l’Institut National d’Histoire de l’Art (INHA) me mettent sur la piste d’une fabrique parisienne du début du XIXe siècle. Cet objet est un véritable secret d’atelier. Plus complaisant et disponible qu’un modèle vivant, je comprends que les artistes ont recours à ce stratagème depuis la Renaissance.

Aymeric Rouillac : Nous avons l’habitude de grands et beaux dossiers de recherches. Avec ce mannequin, la difficulté est la rareté de ses congénères. Heureusement il y a quelques années, il y a eu une exposition au Musée Bourdelle qui permet de lancer des pistes.

Une époque ?

Valentin de Sa Morais : Seuls deux autres exemplaires de cette qualité sont connus. L’un, daté vers 1790 et de taille adulte, est conservé au Metropolitan Museum of Art de New York. L’autre, daté vers 1816 et de taille enfantine, est conservé dans les collections du Fitzwilliam Museum de Cambridge, au Royaume-Uni. La fabrication de ces deux mannequins est attribuée au parisien Paul Huot. Néanmoins, lorsque je confronte ces deux modèles à notre exemplaire, le traitement plastique et surtout la structure mécanique me font penser à un autre fabricant. Je découvre le travail de Louis Hallé et Léopold Chéradame. Actifs au milieu du XIXe siècle, ces deux artisans parisiens mettent au point et déposent en 1837 un brevet d’invention pour un mannequin d’artiste à la tête en papier mâché, grandeur nature, et aux « articulations perfectionnées ». Il y a d’ailleurs un dessin aux Archives de l’Institut national de la propriété industrielle (INPI) qui ressemble à notre mannequin.

Aymeric Rouillac : Ce modèle appartient à la catégorie très rare des mannequins « perfectionnés » pour artiste. Avec Valentin, nous découvrons des fabricants oubliés comme François-Pierre Guillois, dont l’École des Beaux-Arts de Paris conserve un squelette articulé. Notre mannequin est lui beaucoup plus perfectionné, même s’il est équipé d’un système de hausse de positionnement identique.

Brevet Hallé – Chéradame 1837


Le sujet ?

Valentin de Sa Morais : Le mannequin mesure 160 cm ; son corps en tissu rembourré par du crin est fixé sur une hausse qui permet de l’asseoir ou de le tenir en extension. Il est de forme féminine et l’on peut ôter sa tête en carton peint afin de l’habiller plus facilement.

Aymeric Rouillac : Cet objet n’est pas une œuvre d’art, mais un outil pour artiste qui, paradoxalement, deviendra à son tour le sujet d’autres œuvres d’art dès le XIXe.



La fonction ?

Valentin de Sa Morais : Le succès de ces mannequins s’explique par la critique des modèles vivants. Pour certains auteurs, le mannequin d’atelier est un moyen d’émancipation artistique. Le caractère artificiel, stéréotypé des poses prises par les modèles professionnels conduit ainsi les préraphaélites à recourir à des spécimens plus dociles : les mannequins articulés.

Aymeric Rouillac : Pour d’autres artistes au contraire, il diminue l’image « romantique » de l’artiste habité et inspiré. Les artistes dits « réalistes » contestent également cet artifice. Ils prônent un retour à l’étude directe et relèguent le mannequin à la tradition académique…

Valentin de Sa Morais : Ces mannequins réalisés au début du XIXe valaient une fortune. Il fallait une année pour les réaliser. Seuls les plus grands artistes en possédaient. Gustave Courbet en a deux à Ornans. En 1866, il écrit à son père et demande qu’on lui expédie : « les deux mannequins, celui de femme et celui d’homme ». Sur la photographie de son atelier, prise par Eugène Feyen en 1864, on voit un mannequin proche du nôtre.
Eugène Feyen, Intérieur de l’atelier de Gustave Courbet à Ornans, juin-1864. Plaque de verre stéréoscopique. Ornans, Institut Gustave Courbet, Musée Départemental Gustave Courbet.


Aymeric Rouillac : À l’étude, tout le monde s’est habitué à la présence de ce mannequin. L’inquiétude des premiers jours laisse place à la fascination. Dans les dernières années du XIXe-début du XXe siècle, le mannequin d’atelier devient progressivement un sujet à lui seul. Valentin m’informe que Dali se met en scène comme pour incarner « l’inquiétante étrangeté de la beauté moderne » qu’avait diagnostiquée Freud.

Denise Bellon, Dali tenant un mannequin.


L’état de conservation ?

Valentin de Sa Morais : Même si les mannequins perfectionnés coûtent très cher, ils sont constamment manipulés et donc fragiles. Le notre garde les traces d’un usage intensif : articulations endommagées, garniture percée à certains endroits… Mais il est dans un bon état général. Il s’agit bel et bien d’un survivant qui aurait pu appartenir à Thomas Couture ou à Delacroix !

Aymeric Rouillac : La plupart des autres mannequins ont été éventrés, se sont vidés et n’ont pas survécu à l’usage des ateliers, ainsi qu’au rejet de l’enseignement de la peinture et du dessin dans les Écoles des Beaux-Arts après mai 1968.

Une estimation ?

Valentin de Sa Morais : Un mannequin similaire à celui conservé aux Beaux-Arts de Paris a été vendu 12 600 euros à Drouot en 2015 ; il s’agit de l’un des rares résultats publics, ce qui est donc un peu maigre pour établir une cote. J’imagine que les collectionneurs de tableaux, les conservateurs de musées, les décorateurs et amateurs du curiosa pourront s’y intéresser ! La mise à prix de 5 000 euros permettra d’ouvrir les enchères le 4 juin au château d’Artigny.

Aymeric Rouillac : Le prix importe peu : les recherches menées par Valentin, domaine dans lequel il excelle, comme celles effectuées en 2019 à propos du premier dessin de Gauguin, sont la partie la plus excitante et la plus intéressante de notre métier. J’aime connaître ce que je vends et les enchérisseurs ce qu’ils achètent. Attendons-nous donc à une belle surprise…
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