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Rarissime mannequin féminin pour artiste

Samedi 04 février 2023

travail parisien vers 1840

Paul Huot, Mannequin, 1816, Fitzwilliam Museum
Francois-Pierre Guillois, Mannequin des Beaux-Arts Paris, XIXe siècle
Denise, Bellon, Dali tenant un mannequin
Schéma du brevet Hallé - Chéradame, 1837 (INPI)
Brevet Hallé - Chéradame, 1837 (INPI)
Edgar Degas, L'homme et le pantin, 1878, musée Gulbelkian, Lisbonne

Rarissime mannequin féminin pour artiste

Travail parisien vers 1840


en tissu rembourré de crin sur une armature en bois articulée par 16 mécanismes métalliques pouvant être serrés à l’aide d’une clé. La tête en papier mâché peint est ornée de cheveux blonds, de cils et d’yeux en sulfure marron. Il repose sur un socle en bois de forme circulaire avec une hausse de positionnement réglable.

Haut. 160 cm.
haut. totale 170 cm
(bon état général de conservation ; petits accidents et déchirure au tissu, deux doigts accidentés, manques et frottement de peinture au niveau du visage)

Parisian, ca. 1840. A rare life size articulated mannequin with horsehair stuffed and fabric covered limbs and a metal jointed understructure. Papier-mâché head with blond hair and eyebrows and
brown sulfide eyes. On a height adjutable stand.

De la Renaissance au XXe siècle ces « poupées articulées géantes » sont l’outil et le sujet des plus grands. Véritable secret d’atelier, les témoignages écrits les concernant sont lacunaires et les exemples physiques rarissimes. Leur utilisation serait attestée dès le Moyen Âge. Au XVIe siècle, le maître florentin Vasari recommande aux artistes « la fabrication d’un mannequin en bois articulé, grandeur nature, [qu']il puisse à son gré maintenir en place - jusqu’à ce qu'il ait atteint le plus parfait naturel… » Mais c’est à la fin du XVIIIe siècle que l’utilisation de cet outil se répand dans tous les bons ateliers européens. Au début du XIXe siècle, Paris devient le premier centre de fabrication de mannequins d’atelier.

Notre exemplaire « perfectionné » est à ce titre caractéristique des productions parisiennes dites « réalistes ». Il respecte deux exigences : un « squelette interne » et une « finition externe », dont témoigne le visage soigné et amovible pour faciliter son habillage. Une ossature probablement de bois et de métal offre une souplesse comparable à celle du corps humain. Sa « garniture » se compose quant à elle habituellement de lin et de crin de cheval. Les mannequins disposant d’un tel niveau de finition coûtent très cher, leur fabrication demandant parfois une année de travail à un ouvrier français. Peu de mannequins « perfectionnés » sont connus.

« Les rares modèles à nous être parvenus dans un état correct sont généralement ceux qui ont appartenu à des artistes célèbres ; le plus souvent, ils ne subsistent qu'à l'état de reliques, conservés avec affection par leurs propriétaires, relégués sur des hauts d'armoires poussiéreuses dans les écoles d'art, ou entassés dans les ateliers ou les greniers des descendants d’artistes. » rappelaient les commissaires de l’exposition « Mannequin d’atelier - Mannequin fétiche » organisée par le musée Bourdelle en 2015.

Parmi ces autres spécimens, l’un, daté de 1790 et mesurant environ 170 cm, est exposé au Metropolitan Museum of Art de New York. Un autre, daté vers 1816 et de taille enfantine, est conservé dans les collections du Fitzwilliam Museum à Cambridge au Royaume-Uni. La fabrication de ces deux mannequins est attribuée au parisien Paul Huot (actif à Paris des années 1790 aux années 1820), tout comme un autre vers 1790, conservé dans une collection privée. L'École nationale supérieure des beaux-arts de Paris conserve également un exemplaire de 1800 par François-Pierre Guillois, avec un système similaire au nôtre de hausse de positionnement réglable.

Les seuls autres mannequins connus le sont soit par la photographie des ateliers, comme celui de Courbet, soit par leur représentation sur des œuvres d'art, telle la toile d’Edgar Degas « L’homme et le pantin », vers 1878, conservée au musée Gulbenkian à Lisbonne. La préciosité et la sophistication de notre exemplaire rappellent le travail de Paul Huot. Mais le traitement plastique et, surtout, la structure mécanique perfectionnée, sont à rapprocher du travail parisien du sculpteur sur carton Louis Hallé (1803-1888), associé au marchand de tableaux Léopold Chéradame (1803-après 1868). Les deux hommes déposent en 1837 un brevet d'invention pour un mannequin d'artiste en carton papier à l’usage des peintres, grandeur nature et aux « articulations perfectionnées » (1BA6432). Un dessin conservé aux archives de l'Institut national de la propriété industrielle (INPI) dévoile un mannequin à l'aspect proche de notre exemplaire. Plus complaisant et disponible qu’un modèle vivant, le mannequin d’atelier devient un moyen d’émancipation artistique, afin de combattre le caractère stéréotypé des poses prises par les modèles professionnels. Si les artistes réalistes contestent cet artifice, Gustave Courbet en possède deux.

Dans une lettre adressée à son père en 1866, il demande qu’on lui expédie : « les deux mannequins, celui de femme et celui d’homme, dans la caisse carrée qui était au grenier » mais sans y joindre le « pied en sapin » pour les soutenir. La photographie de l’atelier d’Ornans par Eugène Feyen en 1864 montre un mannequin très proche de notre exemplaire. Réaliste, le visage est délicatement traité et la position du corps laisse deviner toutes ses articulations. Dans les dernières années du XIXe-début du XXe siècle, le mannequin devient progressivement un sujet à lui seul. Peintres, photographes et écrivains se laissent prendre à son jeu troublant et à sa présence mystérieuse. Notion dont Sigmund Freud s’inspire en 1919, dans son essai sur le concept de « l’inquiétante étrangeté ». Pour certains, la vision des mannequins d’atelier devient de plus en plus obsédante. C’est le cas du peintre anglais Alan Beeton (1880-1942). Portraitiste talentueux dans la tradition du « beau métier », il produit entre 1929 et 1931 une série de toiles où le mannequin est mis en scène dans l’intimité de l’atelier : Composing (exposé dans l’atelier de Bourdelle), Reposing I, The Letter…

Après avoir servi d’artifice pendant plusieurs siècles, le mannequin devient alors objet métaphysique qu’il convient de dévoiler. Ce fétichisme n’est pas sans dialoguer avec le Manifeste du surréalisme d’André Breton ou avec la poupée d’Oskar Kokoschka… Denise Beelon capte par la photographie, lors de l’Exposition Internationale des Arts et des Techniques appliquées à la Vie moderne de 1937, les mannequins du Pavillon de l’Élégance. On crie au scandale. La presse s’indigne face aux « fantômes pétrifiés » du sculpteur Robert Couturier réalisés « à la Chirico ». Peu de temps après, les surréalistes frappent à leur tour les esprits.

Lors de l’Exposition Internationale du Surréalisme à la Galerie Beaux-Arts, ils détournent des mannequins. Salvador Dali se met en scène avec des mannequins pour incarner « l’inquiétante étrangeté de la beauté moderne »

Valentin de Sa Morais
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