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Charles Lapicque intime

Jeudi 10 octobre 2019

Concert de pinceaux, les synesthésies de Charles Lapicque

La découverte d’un fonds d’atelier bréhatin, enrichi des collections personnelles de Marie, fille du philosophe René Maublanc, amie de l’artiste et héritière de son égérie Elmina Auger, livre un panorama inédit de l’œuvre de Charles Lapicque (1898-1988).

Cet artiste inclassable, diplômé de l’École centrale, docteur ès sciences, croix de guerre 14-18, commandeur de la légion d’honneur, fait partie des peintres français les plus influents de la seconde moitié du XXe siècle. Les rétrospectives que lui ont consacrées le Centre Pompidou, la Kunsthalle de Berne, le musée de Nantes, de Grenoble, de Munich d’Hambourg ou encore de Berlin témoignent de son importance dans l’histoire de l’Art, et de l’incroyable richesse de son œuvre.

Jamais dans l’histoire des ventes aux enchères, il n’a été jusqu’à présent possible d’envisager l’œuvre de Lapicque dans son ensemble : de 1944 à 1987… et d’explorer une inspiration toujours en mouvement.

Pour André Breton, Lapicque fait partie des dix artistes les plus importants de l’Art occidental, alors que selon Pierre Restany il est l’un des cinq maîtres de la peinture française. La considération que lui porte respectivement le pape du Surréalisme et le théoricien des Nouveaux Réalistes, démontre l’influence de son œuvre sur ses contemporains. Repéré par le sculpteur Jacques Lipchitz, qui lui présente la galeriste Jeanne Bucher, cette dernière l’expose dès 1929. Ses recherches le poussent peu à peu vers la peinture abstraite dont il aurait pu devenir un maître. Mais Lapicque ne veut pas « renoncer aux beautés naturelles qui s’offrent à ses yeux » et effectue un retour vers la figuration, à la grande stupéfaction de la critique. Demeurant alors en marge des grands courants de l’époque, il est aussi proche de la « Nouvelle Figuration » que d’une nouvelle peinture baroque, décorative, exubérante et dramatique. Son traitement par renversement des couleurs chaudes et froides dans le proche et le lointain nous évoque le fauvisme ; son utilisation d’une couleur pure directement sortie du tube parachève de faire de Lapicque un inclassable. Ses recherches incessantes, ses voltefaces stylistiques sont autant d’accointances avec les démarches des artistes post-modernes. L’Institution ne s’y trompe pas, en 1967 le Centre Pompidou l’expose, c’est la reconnaissance officielle.

À travers tous les médiums : de l’huile sur toile à la tapisserie, en passant par la sculpture, les gouaches, encres, mines de plomb et lithographies, cette vente révèle les capacités plastiques de ce peintre jouant habilement entre l’abstraction et la figuration. Avant de découvrir la peinture, la musique est sa première grande passion, ayant appris à jouer sur le patron stradivarius de son père, lui-même musicien, il remplace progressivement les notes par la couleur pour composer ses tableaux. Sa thèse « L’optique de l’œil et la vision des contours » est le travail du physicien, dont les recherches poussent le peintre à renverser l’échelonnement de la couleur. « La science nourrit l’Art et la musique abreuve la peinture », tel pourrait être l’épitaphe de Lapicque, mais l’Art de Lapicque n’est pas hermétique et théorique. Vivant dans un appartement-atelier situé dans l'immeuble parisien de son beau-père, et occupé exclusivement par la famille ou des amis scientifiques, Lapique appartient à un « clan cabalistique » composé de scientifiques, telles les familles Curie, Perrin, Auger Seignobos. Elmina Auger le pousse à découvrir de nouveaux horizons et à s'ouvrir à une autre culture. Lors de ses voyages en Italie, d’abord à Venise où il obtient le prix de la Biennale, à Rome, en Grèce ou plus tard en Espagne ou en Hollande, il absorbe comme une éponge les lumières, et revisite la manière des géants qu’ils croisent sur sa route : Véronèse, Tintoret, Frans Hals…

De ses vacances chez ses grands-parents en Bretagne il retrouve à Bréhat le plaisir de peindre la mer. Peintre du département de la Marine, ses expéditions en destroyer lui inspirent une nouvelle série, comme c’est également le cas des concerts de Bach auxquels il assiste. Lapicque fait de sa vie une œuvre d’Art, et ce prodigieux fonds d’atelier nous renseigne autant sur son œuvre que sur l’homme qu’il a été. Les nombreuses dédicaces, photos, lettres qui entourent ces œuvres et qui seront dispersées ultérieurement, esquissent un Lapicque intime. Seul face à la mer, il disait à propos de l’art :

« Lui, le vaisseau de l'Art, ne monte ni ne descend, ne se dégrade ni ne se grade, ne vieillit ni ne se rajeunit, ne prévient ni ne se souvient, étant lui-même le souvenir de lui-même, souvenir triste de la tristesse, joyeux de la joie, souvenir douloureux du malheur souvenir vieux de la vieillesse, mais souvenir heureux du bonheur et souvenir éternellement jeune de la jeunesse. »

Jacques Farran
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