Photographie : le point sur l'ancien
Mercredi 22 octobre 2025
Connaissance Des Arts, Virginie Huet

Gustave Le Gray, Bateaux quittant le port du Havre, 1856 ou/or 1857, tirage d'époque sur papier albuminé d'après négatif verre au collodion , 31,1 x40,6 cm, Rouillac, expert Yves Di Maria, 917 000 € (2011).
Sur un marché de multiples, les pièces quasi uniques sont rares. D'où l'engouement pour la photographie ancienne, un secteur de niche, entre prouesses techniques et culte du passé.
New Bond Street, Londres, 27 octobre 1999. Au siège de Sotheby's, l'expert Philippe Garner disperse une partie de la collection de Marie Thérèse et André Jammes, libraire parisien féru d'images anciennes. Quand vient le tour du lot 64, La Grande Vague, Sète, une marine de Gustave Le Gray datée de 1855, son marteau s'emballe et tombe pour 507 500 £ (718 404 €) adjugeant l'icône du paysagiste à un cheikh du Qatar, Saoud Ben Mohammed Al-Thani, aujourd'hui décédé. Sans précédent, ce record booste soudain un marché apparu timidement dans les années 1970 et acte le retour en grâce des « primitifs », cette poignée de pionniers - artistes, archéologues, grands voyageurs et autres aristocrates fortunés - qui, au mitan du XIXe siècle, entre le temps de l'invention et celui de l'industrie, rivalisent d'ingéniosité: les Anglais Henry Peach Robinson, Oscar Gustave Rejlander, Roger Fenton, Julia Margaret Cameron ; les Français Hippolyte Bayard, Henri Le Secq, Félix Nadar... et Gustave Le Gray donc, lequel bat en 2011 son précédent record avec Bateaux quittant te port du Havre (1856-1857), adjugé 917 000 € à Vendôme sous le marteau de Philippe et Aymeric Rouillac.Une fonction d'appel
Une décennie plus tard, le score, bien en deçà des sommets atteints par la photographie moderne (Le Violon d'Ingres de Man Ray était ad jugé 12,4 millions de dollars, environ 11,9 millions d'euros, en 2022 chez Christie's New York), reste inégalé. « Quand la photographie ancienne a commencé à attirer l'attention et que se sont formées les grandes collections classiques, la compétition se jouait entre une dizaine d'acteurs ayant beaucoup de moyens, et des conseillers formidables », analyse l'expert Serge Plantureux, fondateur de la biennale de Senigallia en Italie, rappelant que les prix forts remplissaient alors « une fonction d'appel », décidant les vieilles familles à se séparer « d'archives dont elles ne s'occupaient pas». Depuis, la donne a changé : « Les grands musées ont fait le plein et les jeunes collectionneurs n'ont plus la même sensibilité », constate la galeriste Françoise Paviot, pointant le minimum d'attention requis pour apprécier un objet physique né d'une somme de gestes précis, tous soumis aux lois aléatoires de la chimie. « Les papiers salés d'Henry Fox Talbot ne me faisaient rien à mes débuts. Aujourd'hui, à force de les avoir observés, je les trouve admirables », ajoute l'enseignante, qui défiait récemment ses étudiants en glissant un tirage contemporain de l'Américain Mark Ruwedel entre deux Édouard Baldus : « Spontanément, on ne fait pas la différence, alors que cent cinquante ans les séparent. » « II faut certaines connaissances pour distinguer un tirage salé d'un tirage albuminé, un négatif papier d'un négatif verre », abonde Christophe Gœury, expert chez Millon, recommandant la fréquentation assidue des expositions précédant chaque vente aux enchères pour exercer son œil. « Le XXe siècle est plus facile d'accès », renchérit Bruno Tartarin, dont la galerie Photo Discovery compte un demi-million de références allant des origines du médium jusqu'aux années 1960. En novembre dernier, ce sont pourtant trois marines de Le Gray qu'il cédait entre 20 000 et 200 000 € à Paris Photo, où la place réservée à l'ancien se réduit comme peau de chagrin : « Si la fermeture récente des galeries Lumière des Roses et Daniel Blau rappelle la fragilité de ce secteur, la présentation de la série People of the Twentieth Century d'August Sander en 2024 souligne l'importance que nous accordons à cet héritage », nuance Anna Planas, directrice artistique de la foire, énumérant les pointures fidèles - Hans P. Kraus, Edwynn Houk, Bruce Silverstein, Les Douches ou Christian Berst - et les nouvelles venues - Vintage (Bucarest), Vasari (Buenos Aires), ou MEM (Tokyo).
Bon à savoir : sa fragilité est une force
Pliures, déchirures, angles émoussés, oxydation... Les traces d'usure abondent en photographie ancienne, augmentant son aura de mystère. Mais certaines imperfections trahissent un mauvais état de conservation : « II faut se méfier des tirages “tombés" qui ont perdu leurs contrastes et leur densité », alerte Christophe Gœury. « Une bonne photographie ancienne est chocolat, pas jaune pisseux », dit autrement Françoise Paviot, distinguant les altérations physiques, possibles à restaurer, des altérations chimiques, irréversibles. Ces aléas techniques sont un gage d'authenticité :« Il est par exemple impossible de répliquer un tirage salé ou albuminé à la façon ancienne, parce que la teneur de l'eau, et donc des bains, n'est plus la même », assure Christophe Gœury. De quoi évacuer les craintes de faux et régler la question du clivage entre vintage (tirage contemporain de la prise de vue réalisé par ou sous le contrôle de l'artiste) et tardif (tirage exécuté à distance de la prise de vue, voire après la mort de l'artiste, d'après le négatif original). Laquelle ne commence à se poser qu'au début du XXe siècle, pour la photographie moderne.
Contracté, « le marché reste actif quand les pièces sont exceptionnelles », défend encore Christophe Gœury, citant cette pleine plaque de 1839 d'Alphonse-Eugène Hubert simulant « le bric-à-brac d'un atelier d'artiste », estimée 60 000-80 000 €, envolée à 420 000 € en 2022, lors de la vente de la collection de François Lepage, illustre marchand aux Puces de Saint Ouen. Ou bien encore, ce tirage albuminé des catacombes de Paris pris par Nadar en 1862, parti en 2011 pour 3 600 €, et revendu plus du double en 2023. « Si l'image est spéciale, elle ne perdra pas de valeur avec le temps », assure Barnabé Moinard, à la tête de la foire 24-39 où se négocient chaque année, en marge de Paris Photo, des instantanés vernaculaires comme des albums de guerre ou de voyage, entre 15 et 15 000 €. « À l'inverse du marché de la photographie contemporaine, celui de la photographie ancienne n'est pas spéculatif », compare le trentenaire, incitant le collectionneur à se fier à sa seule émotion.
