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L'oeuvre photographique

Dimanche 26 octobre 2025

Minot-Gormezano (1983-2015)

Minot et Gormezano, Chaos, L'Hom, 1985

L'aventure Minot-Gormezano

par Thierry Grillet, ancien directeur de la diffusion culturelle à la BnF, commissaire d’expositions, écrivain et journaliste.

L’aventure du duo artistique Minot-Gormezano a abouti à une œuvre belle et singulière. Trente-deux ans de compagnonnage, interrompue par la mort de Gilbert Gormezano, en 2015 ont laissé à Pierre Minot, la responsabilité de conserver et faire rayonner cette œuvre ainsi définitivement fermée. Le corpus de 600 œuvres, composé d’images isolées, de diptyques, de triptyques, de polyptyques, couvre ainsi la période qui va de 1983 à 2015. Si le travail des deux artistes est dominé par l’inspiration, le goût de l’inattendu, l’œuvre qui en résulte est en revanche classée chronologiquement, en « séries » : Le chaos et la lumière (1983-2001), l’Ombre et le reflet (52002-2007), L’ivre du monde (2012-2015). Sans doute y a-t-il la beauté des images, qui mettent en scène le corps d’un sujet dans la nature, le paysage, la matière ; mais il y a la beauté des mots, sensible d’abord dans cette attention aux titres des œuvres, et dans la dernière partie de l’œuvre, visible à même l’image, dans ces phrases dessinées à la craie sur la roche. Dans ce travail, il y a deux composantes ; celle qui gouverne la prise de vue – ces « marches » dans les Alpes, l’Himalaya, le Mont-Faron, près de Toulon, les rivages du Portugal et bien d’autres lieux – et celle qui accompagne la production des images elle-même, leur révélation leur manufacture. Les deux artistes ont ainsi toujours tenu à faire œuvre complète, de la prise de vue au tirage. Avec en mains, en tête, les écrits d’Ansel Adams, le grand photographe américain du paysage, maître du noir et blanc. Ainsi est-ce une œuvre particulièrement précieuse qui est aujourd’hui mise en vente.

Le chaos et la lumière (1983-2001)

Cette série, chronologiquement la plus longue, a été saluée et exposée à la Bibliothèque nationale de France en 2007. Une partie de ce travail a rejoint ainsi les collections nationales. C’est la série inaugurale, celle de la rencontre entre les deux hommes, l’un médecin et psychothérapeute dans un centre spécialisé de gérontologie, l’autre professeur à l’école nationale d’art de Cergy et à l’ENSAD. C’est dans le centre de yoga où ils suivent une formation d’enseignants de Hatha Yoga que Gilbert Gormezano et Pierre Minot entament un dialogue, appelé à se poursuivre sur trois décennies. C’est dans ce premier travail, fondateur, que la répartition des rôles s’organise. Gormezano est le « regard », Minot, le « corps ». Mais les deux artistes ne reprennent pas pour autant le schéma historiquement hérité de l’artiste et de son modèle. Pour les deux amis, il s’agit de faire de la photographie, l’occasion d’une expérience, que chacun, à sa place, va permettre. L’un, en acteur libre de toute contrainte, dans l’improvisation du déplacement et des gestes, l’autre en photographe. La plupart du temps, ces expériences photographiques, naissent au terme ou au long de longues marches, contemplatives et solitaires, dans le paysage. « La marche masse l’esprit », comme l’écrit Pierre Minot. La photographie devient activité spirituelle. Elle se distingue des autres pratiques artistiques, comme la performance ou le « Land art » notamment, par le fait que l’image qui s’en déduit, n‘est pas la trace de la marche-performance, mais son dépassement, sa mise en forme plastique. L’enjeu spirituel et artistique habite la prise de vue, dans le moment et sur le lieu, mais aussi le développement (terme si juste), dans un temps différé où alors les deux artistes, « regard » et « corps », convergent dans la fabrique matérielle de l’image.

Quelques œuvres commentées.

La mémoire hante le ciel. (1992-1993)

Ce triptyque de « gisants », redressé à la verticale et accroché au mur, place le spectateur en miroir avec le corps dressé. A cette époque, les deux artistes occupent leurs journées à la réhabilitation d’un vaste bâtiment. « Au cours de cette période, le poids de la matière nous mettait à l’épreuve », confie Pierre Minot. Mais est-ce vraiment la mort qu’évoquent ces « gisants » ? Le corps nu de Minot, embourbé, parait au contraire faire effort, pour naître à la vie en s’extirpant de ces feuilles d’argile. Le MAHJ a exposé, en 2017, cette œuvre dans l’exposition Golem, avatar d’une légende d’argile – illustrant la légende juive de la création d’un être fantastique à partir de la boue…Mais d’autres évènements nourrissent alors le travail. Pour Pierre Minot, c’est la performance de Tanaka Min, danseurs Butô japonais en 1972, dévoilant la dimension minérale, végétale, animale de l’homme ; c’est aussi, à travers l’accouchement de son premier fils, la vue de la vie qui vient au monde en s’extrayant d’un autre corps…

Le rêve d’Icare (1991)

– série de 18 images qui montrent le corps, souvent en position fœtale, enveloppé dans une croûte de plâtre.
« Au cours de cette période, j’explorais les espaces en aveugle, comme un reptile rampant dans la terre, me vautrant entre la terre et l’eau, recherchant l’enfouissement, me repliant sur moi-même, cherchant refuge », explique Pierre Minot.

Route du Chaos (1984)

triptyque

Chaos L’Hom (1985)

L’importance de la recherche d’une fusion avec la nature, avec le paysage, et même avec la matière même de ce paysage, comme la roche, fait partie du projet. Une image (parmi les 39 de Chaos) d’un homme épousant le relief d’une roche, y faisant corps, porte le nom du lieu où elle fut réalisée - chose rare dans la production qui n’est ni située ni datée pour lui conférer une forme d’abstraction.

Antres I (1985)

« Les images de ce triptyque ont été réalisées au cœur de l’hiver après une longue marche en pleine lumière sur un plateau ensoleillé pour plonger ensuite dans une gorge obscure et froide. Dans ma nudité, Je cherchais le moyen de repousser les limites de ma résistance au froid. Je prenais appui rapidement de mes mains sur les parois pour soulager mes pieds de l’eau glacée », explique Pierre Minot.

Le seuil et les quatre portes (1986)

Prélude aux métamorphoses (1995)

L’ombre, le reflet, Lieux (2002-2007)

C’est une nouvelle phase du travail. Publié en 2009, dans un ouvrage aux éditions Skira Flammarion au moment de l’exposition à la MEP. Il est sous-titré Itinéraires photographique et philosophique - fruit de la collaboration avec le philosophe Robert Misrahi, spécialiste de Spinoza. Le corps nu de Pierre Minot disparait des compositions. La figure subsiste mais seulement dans son ombre ou son reflet. L’œuvre aspire à se dégager de la matière – chair, roche, terre. C’est comme si le corps s’était extirpé de la matrice, qu’il pouvait alors vivre une liberté d’esprit dans le monde. Renaissance ? Un souffle, insaisissable comme l’ombre ou le reflet. Plusieurs séries marquent cette période. Notamment les deux premières, Les témoins et Les demeures, où surgissent des têtes sans visage, floutées dans le mouvement, où la silhouette lointaine est fixée au cœur d’une citadelle abandonnée. La série Les miroirs pose la question de la photographie mais cette fois à travers la capture de la figure par une surface réfléchissante– glace, lac. Qu’est-ce que cette empreinte qui scintille à la surface d’un monde qui, sporadiquement, se fait miroir ? Les étincelles mettent en scène un nageur qui émerge à peine de l’eau. Est-ce l’énergie de la lumière qui explose ainsi dans le mouvement ? ou dans la nuit d’une ville, éclairée par les mille lucioles du bâti ? Dans Haut Pays, une petite silhouette vue de dos, face à l’immensité n’est pas sans rappeler la figure du voyageur de Kaspar David Friedrich – mais ici, la pose est moins dominatrice…

Miroirs (2005-2006)

Cette série est consacrée essentiellement à l’élément aquatique et au reflet de la figure humaine, ou à sa disparation, dans les reflets du ciel ou des eaux… « C’était l’hiver 2002 sur les bords de la méditerranée. Nous nous sommes arrêtés longuement, immobiles au bord de l’eau face au soleil qui à cette période de l’année est au plus bas sur l’horizon. Nous étions éblouis, aveuglés par la lumière et ses reflets. Situation de contrejour absolu… » C’est une expérience de la lumière et de l’obscurité, reprise et sublimée dans plusieurs situations saisies dans les œuvres de cette période.

Les voies V (2003-2007)

« Dans le triptyque les Voies V ; il s’agit bien d’être à la croisée des chemins, avec en son centre cette présence qui, tout à la fois nous salue en signe d’adieu ou nous appelle. »

Les Étincelles II (2006-2007)

La figure humaine apparait minuscule face à la mer de nuages. « Ce sont des vues nocturnes de Toulon. Cette fois, l’image centrale est prise dans le massif Alpin de l’Oisans au-dessus du col de la Croix de fer. »

Le haut-pays II (2004-2006)

Dans cette série de six images, la silhouette minuscule de Pierre Minot, presqu’imperceptible dans l’immensité, est confrontée à la nature. Jusqu’à en être avalée ? Le corps ne fait plus allusion à un rituel. « La figure est absolument immobile. Elle tourne le dos, dans une posture contemplative. Elle est la médiatrice discrète entre le spectateur et la paysage ». L’image Le haut pays a été réalisée à 3300 mètres dans le massif des Écrins. « Nous avions en tête les images de l’exposition Montagnes célestes présentée au Grand Palais en 2004. Je pense en particulier à une calligraphie d’un moine devant un paysage, toute petite figure se confondant à l’immensité du paysage. »

L’ombre, le reflet, Rêves (2008-2010)

Cette série, rassemblant 49 œuvres, parait retourner à des expériences anciennes, celles des premiers travaux du Chaos et de la lumière/. Les jeux sur les distorsions de la figure, de son enfouissement, y dominent mais revus, dans un langage nouveau, modelé par les transparences de l’eau, de la glace et de la vitre.

Ames vigiles (2009)

Est-ce l’arbre solitaire, conscience de l’espace, qui veille ainsi sur le paysage ? Il y est l’acteur principal quand la figure humaine a déserté. Il porte en lui le potentiel d’une histoire, mais immobile. Figure du temps dans les saisons, l’arbre ici structure, oriente, et renvoie probablement à une méditation sur l’être. « Nous nous tenons devant un arbre en fleur – et l’arbre se tient devant nous », écrit Heidegger au début de son texte sur Qu’est-ce que penser ? …

Les anges contraires (2009)

Dans ces séries de cinq images, l’eau domine, mais comme un milieu presque gélatineux où le corps se noie et parait s’enliser. Les contours du visage et du corps y sont effacés, déformés dans une nouvelle optique. « Nous retrouvons les thèmes de la mort et de la vie, d’engloutissement et d’euphorie ».

Les nuits blanches

Les visages sont aperçus à travers une vitre souillée. Les expressions du visage, parfois grotesques « s’inspirent de l’esthétique indienne du rasa (essence du goût en sanskrit – les rasas expriment les émotions fondamentales de l’homme). Cette dimension expressionniste, unique dans l’œuvre, de la présence humaine contribue à faire sentir la part de l’excès dans la démarche artistique. Peut-être était-ce tout simplement le sentiment pour les deux artistes d’être allés jusqu’à un terme. Le bout du chemin avant de trouver une autre voie ? « Dans cette dernière période, l’incertitude et le doute avaient pris le pas sur la radicalité des expériences vécues. Au même moment, nous assistions à l’essor spectaculaire des techniques numériques des productions d’images. »

L’ivre du monde (2012-2015) – penser en image, penser en mots.

C’est la dernière étape du voyage. Gilbert Gormezano va disparaitre. L’œuvre va se fermer. Mais dans ce dernier moment, l’œuvre trouve une porte dans un voyage, au Portugal, sur les rivages. L’aspiration à l’allègement se traduit par l’abandon de l’argentique, l’acceptation de la couleur dans une œuvre qui s’est construite dans le noir et blanc historique. Les artistes produisent ainsi des planches. Le goût des mots, plus propre à Gilbert Gormezano, migre des titres à l’image. Le texte s’inscrit à même la pierre. Il devient partie de l’image, image lui-même. La poésie habite le monde. « Le texte est un poème en vers libre écrit par Gormezano à partir des notes prises par Minot sur le site ». Le pas de deux entre les artistes se réinvente ainsi. De petites images prélevées dans google earth permettent de localiser le lieu de ces inscriptions. A rebours de l’effacement topologique des débuts. Les planches sont regroupées dans six Recueils de voyage. Chaque recueil commence par un Passeur, ombre humaine qui se projette sur le rocher au voisinage de l’inscription. Passant céleste, Vigie des âmes, Voyageurs des lettres, Esprit libre, Berger du souffle. La seconde planche comporte toujours l’inscription « rêver-mourir » et la dernière, « Profond mystère ».

Lève les voiles

« C’est sur la descente de la côte espagnole, sur le cap de Creus que nous nous sommes arrêtés là où les Pyrénées se jettent dans la Méditerranée. Lieu fort tant sur le plan géologique que paysager. La roche est travaillée, tourmentée par la mer. Nous passons de longs moments en contemplation. Jusqu’à ce que l’un et l’autre éprouvent le désir d’inscrire à la craie des mots sur le site. C’est Gilbert qui synthétise nos émotions, nos échanges sous la forme d’une phrase – vers, verset… » Toujours ces mots expriment la dynamique qui lie le lieu et l’écrit. « Lève les voiles » pourrait être une manière d’invitation au voyage depuis ce cap…

Entrer en soi

Cette image a été réalisée dans le sud du Portugal au terme d’un voyage harassant, au petit matin, en février. « La mer cognait la falaise et remontait sur cinquante mètres de haut en lâchant une écume furieuse. C’était effrayant et sublime. Nous étions comme saoulés par ce déchainement de forces, par le vacarme des vagues. » Gilbert Gormezano a tracé alors cet infinitif, « entrer en soi » - non comme une injonction mais comme l’expression d’un universel. « Entrer en soi » – comme le retrait que produit sur l’humain le spectacle d’une nature déchainée.

Ah !

Quelle émotion exprime donc cette interjection ? la joie, la douleur, l’admiration ? Jubilation de voir la mer lâcher son sperme d’écume ? Douleur d’encaisser les coups de houle ? Fascination devant le spectacle immémorial de la mer quand elle rencontre le rocher ? Le mot ici aspire à actualiser le plus directement possible le lien entre le lieu et l’écrit. Ce n’est pas un discours qu’on lit, mais l’émotion affichée à même le lieu où nait cette émotion.

Thierry Grillet
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