Bustes des philosophes
Vendredi 07 mars 2025
Rome, seconde moitié du XVIIe siècle


212 dc, Buste de Caracalla, bu H. 60 cm, Museo archeologico Nazionale di Napoli, inv.6033

Lucas Vorsterman d’après Pierre Paul Rubens, Démocrite. Ex marmore antiquo, vers 1638, gravure, 26 × 21 cm, Londres, Wellcome Library, inv. 2450i
École romaine de la seconde moitié du XVIIème siècle
anciennement attribués à Pierre Puget (Français, 1620-1694)
Philosophe
Philosophe âgé
Paire de bustes en bronze à patine brune. Haut. 42,5 cm. et 41 cm.
Sur des piédouches en marbre gris veiné Haut.14,5 cm.
(petits éclats au piédouche du Philosophe)
Provenance : collection privée française.
Autres exemplaires répertoriés :
- anciennement attribué à Pierre Puget, Mars ou buste d’Homme, bronze, Haut. 43,5 Larg. 38,5 Prof. 28 cm, Vienne, Lichtenstein museum, inv. SK1473 ;
- anciennement attribué à Pierre Puget, Vulcain ou Buste d’Homme âgé, bronze, Haut. 42 Larg. 37 Prof. 26 cm, Vienne, Lichtenstein museum, inv. SK1474.
- anciennement attribué à Pierre Puget, Prométhée ou Mars, Haut. 42 Larg. 38 cm, bronze, Saint Pétersbourg, musée de l’Ermitage, inv. H.ck233 ;
- anciennement attribué à Pierre Puget, Vulcain ou buste d’homme âgé, bronze, Haut. 47 Larg. 27 cm, Saint Pétersbourg, musée de l’Ermitage, n°inv.H.ck237.
Littérature en rapport :
- Antonio Giuliano (dir.), E Ghisellini, L.de Lachenal, L Nistza, « Museo nazional romano, Le sculture I », Parte I, Rome, de Luca Editore, 1987-1988 ;
- Bertrand Jestaz (dir.), Michel Hochmann et Philippe Sénéchal, « L’inventaire du palais et des propriétés Farnèse à Rome en 1644 » in « Le Palais Farnèse », t.III-3, Rome, École française de Rome, 1994 ;
- Daniel Katz, "45 years of European Sculpture", London, Daniel Katz Ltd, 2013, p.102-105, notice 34.
- Alexis Kugel, "Les bronzes du prince du Liechtenstein, chefs d’œuvre de la Renaissance et du Baroque", Paris, J.Kugel, 2008, notices 39 et 40, p.113 ;
- Annie Larivée, "Sage vieillard et jeune associé. Réflexions sur la valeur du couple intergénérationnel à partir des Lois de Platon", Cahiers des études anciennes, LV, 2018, p. 161-179 ;
- Thomas Kirchner, "12. Physiognomonie et portrait ", in « Heurs et malheurs du portrait dans la France du XVIIe siècle", trad. par Aude Virey-Wallon, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2022, [consulté en ligne] https://doi.org/10.4000/books.editionsmsh.54492 ;
- Klaus Herding, "Pierre Puget (1620-1694), catalogue raisonné", Dijon, Faton, 2023, autres exemplaires répertoriés sous les « n°SC-rj67 a » et « SC-rj67 B » et « SC-rj68 B », p.102-103.
Cette paire de bustes en bronze d’une qualité exceptionnelle associe le portrait d’un homme dans la fleur de l’âge avec celui d’un homme mûr, deux philosophes aux traits d’une expressivité saisissante. Ces chefs-d’œuvre ont été produits à Rome dans la seconde moitié du XVIIe siècle et révèlent la parfaite maîtrise de l’Art antique animé et transcendé par le bouillonnement baroque.
Fondus en un seul jet par la méthode de la cire perdue, ces deux bronzes sont réalisés avec un grand souci de perfection. D’une solide épaisseur, le métal ne présente aucune reparure ni défaut de fonte. Les patines sont d’un beau brun clair et les ciselures sèches et nettes. La profondeur des regards est traduite par des ciselures profondes et précises en demi-lune sur les iris. L’élégance et la sophistication de ce travail à froid sont particulièrement perceptibles dans le subtil amati du passage entre l’aspect lisse des carnations et les entailles profondes de la barbe et des cheveux.
Ces deux œuvres inédites s’ajoutent à un corpus de deux autres paires identiques actuellement conservées dans la collection du Prince de Lichtenstein (inv. SK1473 et inv. SK1474) pour l’une et au musée de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg (inv. H.ck 233 et inv. H.ck 237) pour la seconde. Elles étaient jusqu’à récemment attribuées au célèbre artiste toulonnais Pierre Puget (1620-1694). Le catalogue raisonné de l’artiste rédigé et révisé par Klaus Herding, publié en 2023 grâce au travail de G. Bresc-Bautier, rejette désormais cette attribution (N°SC-rj67 A et B p.102-103), qui se fondait sur une comparaison avec les différentes œuvres influencées de l’antique ou d’après des modèles antiques de Puget. Les œuvres étaient jusqu’alors datées de la fin de la carrière de l’artiste, période pendant laquelle il avait repris un sujet de fascination des années 1660, le thème du buste all’antica.
Ces deux bustes ont été réalisés dans le contexte romain de la Contre-Réforme, période durant laquelle la statuaire en bronze connaît un véritable épanouissement sous l'impulsion de la papauté. L’administration pontificale pour les grands chantiers publics, mais aussi les commanditaires privés - grandes familles aristocratiques ou ordres religieux désireux d'orner leurs églises-, ont fait exécuter des décors monumentaux, statues et bustes dans ce matériau remis à l’honneur par des générations de talentueux fondeurs. Si le baldaquin de Saint-Pierre, créé par le Bernin (1598-1680) sous le pontificat d'Urbain VIII symbolise à lui seul la grandeur et l'ambition de la production en bronze du XVIIe siècle, le goût pour le bronze a largement dépassé le cadre religieux. L’inventeur de nos deux bustes est indiscutablement un artiste qui a œuvré sur les grands chantiers romains de l’époque baroque. Il a sans doute lui-même contribué à la réalisation de grandes figures masculines d’apôtres ou de prophètes, la tête de l’homme le plus âgé pouvant s’apparenter à la figuration traditionnelle de saint Paul.
Le sujet et la raison d’être de ces deux têtes masculines, si nobles et dignes, si vivantes dans la manifestation de la tourmente de l’âme humaine, prennent leur source dans l’art antique.
Le XVIIe siècle ne marque pas de rupture avec les siècles précédents dans l’ardente aspiration de découverte de cet art des périodes grecque et romaine, de son imitation et de son collectionnisme. Sa place est plus que jamais fondamentale dans la formation de l’artiste par le biais de la copie ; c’est d’ailleurs sur ce principe et pour répondre à l’intérêt « antiquaire » dominant que la France institue l’Académie de Rome en 1666. Dans un contexte fabuleux et fourmillant d’une Rome antique ressuscitée, les artistes, sculpteurs ou peintres, tels Rubens ou Le Bernin, copient ces œuvres anciennes pour maîtriser leurs formes puis les intégrer à leurs propres répertoires. Si les modèles se diffusent dans toute l’Europe grâce aux traités de gravures, comme l’ouvrage de François Perrier les Segmenta nobilium signorum et statuarum (1638), les artistes actifs à Rome et en Italie éprouvent, de manière privilégiée et empirique, les splendeurs de l’antiquité par le biais d’activités de restauration. Que ce soit Alessandro Algardi (1598-1654), Ippolito Buzzi (1562-1634) ou Giovanni Antonio Mari (1630/31-1661), tous ont mis la main à l’ouvrage dans la reconstitution d’œuvres antiques. Les collectionneurs leur commandent également des copies des plus célèbres statues ou bustes, en marbre ou en bronze. De Guglielmo de la Porta (1515-1577) à Massimiliano Soldani-Benzi (1656-1740), des générations d’artistes vivent dans l’intimité de l’antique et ont, par soif de créativité personnelle, assimilé puis adapté ces sujets et motifs à leurs propres créations avec une tendance à l’exacerbation des expressions.
C’est le cas de ces deux têtes d’hommes qui ne procèdent d’aucun modèle antique connu, bien que l’attitude, l’expression et la coiffure du plus jeune rappellent le plus célèbre des portraits de l’empereur Caracalla (Museo archeologico Napoli, inv.6033) et que la mine renfrognée de l’homme mûr pourrait être inspirée des portraits du philosophe cynique Antistène (V –IVe siècle av. J.C.).
La dette due à l’art antique se traduit pleinement dans la typologie (le buste coupé sous le cou), le style associant réalisme exacerbé et inclination pour le Beau idéal, et enfin la noblesse du sujet (la figuration de philosophes).
Parmi les œuvres antiques les plus appréciées et copiées, les portraits en buste connaissent au XVIIe siècle le même engouement qu’à l’époque romaine. Aux côtés des portraits d’empereurs se dressent fièrement les portraits de philosophes, poètes et orateurs. Dès l’époque hellénistique, les romains aimaient décorer leurs palais, bibliothèques et jardins de ces représentations qui n’ont pas seulement une fonction décorative mais véhiculent surtout des valeurs intellectuelles, morales et civiques. Depuis la Renaissance, des salles spécifiques dites « des philosophes » revoient le jour dans les palais italiens. Ces salons servaient de lieux de réunion, de débat et de discussion pour lettrés et amateurs de philosophie, à l’image des écoles philosophiques grecques. Ils étaient ornés de nombreux bustes de philosophes, permettant à leurs propriétaires de s’afficher comme les héritiers de la tradition grecque ou comme des citoyens romains attachés à la vertu, la sagesse et la réflexion politique. Le Palais Farnèse possédait l’un des salons des philosophes les plus insignes du XVIIe siècle, le « Salone Rosso ». Son inventaire, dressé en 1644, comptait un très grand nombre de bustes, aujourd’hui conservés au Museo archeologico Nazionale de Naples.
Dès l’Antiquité s’est posée la problématique de la représentation de ces penseurs. Les portraits étaient majoritairement des portraits ‘de reconstruction’, posthumes, utilisant des schémas iconographiques fixes portant sur le statut, la fonction ou le caractère. Les portraits antiques de philosophes s’attachaient particulièrement à représenter les qualités ou les défauts moraux d’une personne par son aspect extérieur. C’est ainsi qu’Auguste devait porter sur son visage la bonté, Sénèque la souffrance ou Démocrite le rire.
Cette tradition iconographique rejoint le nouvel apport des traités de physiognomonie se diffusant dès la fin du XVIe siècle, notamment le De humana physiognomonia, publié en 1586 par Giambattista della Porta (1535-1615). Cette discipline associe l’apparence physique, notamment les traits du visage, au caractère moral ou aux dispositions psychologiques des individus. Cette influence se traduit par une attention accrue à l’expression individuelle, la typologie des visages et la représentation des émotions. Les œuvres des sculpteurs tels que Gian Lorenzo Bernini (1598-1680), Alessandro Algardi (1598-1654), Francesco Mochi (1580-1654), ou encore Andrea Bolgi (1605-1656) traduisent cette innovation de captation des états d’âme et du caractère unique de l’individu, en écho aux débats théoriques sur la physiognomonie qui animent les cercles artistiques et intellectuels romains.
Nos deux têtes de philosophes sont de parfaits témoins de cette alliance du portrait moral all’antico porteur d’un réalisme idéalisé et d’une exacerbation des expressions. Les « rides du lion » marquées, les fronts plissés par l’attention, les regards déterminés et les mâchoires serrées des deux hommes donnent l’impression d’une joute oratoire imminente, d’un combat d’idées latent. Les veines de leur cou palpitent, leurs muscles faciaux saillent dans une tension difficilement retenue.
L’appariement des deux hommes d’âges bien différenciés et engagés dans une discussion houleuse est également à chercher dans la tradition antique.
Certains penseurs sont en effet régulièrement représentés en paire, notamment sous la forme de doubles hermès, comme Hérodote et Thucydide qui incarnent les deux pôles fondateurs de l’historiographie grecque et, plus largement, de la réflexion sur l’histoire en Occident. C’est également le cas pour les auteurs Homère et Ménandre, qui symbolisent la réunion de deux grands pôles de la littérature grecque, l’épopée et le théâtre.
Nos bustes ne sont pas adossés pour illustrer dans une logique hermétique, l’union des contraires ou des complémentarités, idée chère à la pensée grecque, mais se répondent, tête tournée l’un vers l’autre avec un grand dynamisme. La distinction de leurs âges, clairement représentée, pourrait se référer à une idée platonicienne issue des Lois de Platon (428 / 427 av. J.-C. - 348 / 347 av. J.-C.). L’auteur y développe l’importance du couple intergénérationnel liant un sage vieillard et un jeune associé pour assurer la sauvegarde de la Cité sur le long terme. Ce thème cher au philosophe grec a été étudié par Annie Larivée dans les Cahiers des études anciennes ( LV | 2018). L’autrice conclut que, pour Platon, « l’association entre aînés et jeunes associés vise à créer une sorte d’unité de la vertu, concrète, au sein du Conseil suprême de la cité ».
Bien qu’il soit impossible de les identifier, ces deux bustes représentent des penseurs aux actions et pensées complémentaires ou antagonistes. Quelles que soient les idées qui les unissent ou les opposent, ces deux têtes, qu’elles s’affrontent ou se complètent, ont été créées pour se répondre.
