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Deux manuscrits d'Alfred Jarry ou les prémices de la pataphysique

Vendredi 21 juin 2024

La Gazette Drouot, Bertrand Galimard Flavigny

Alfred Jarry (1873-1907), Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien.... Deux manuscrits d'Alfred Jarry ou les prémices de la pataphysique Alfred Jarry (1873-1907), Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien. Roman néo-scientifique ; suivi de Spéculations, manuscrit autographe, 211 pages sur 206 feuillets paginés à l’encre noire par Alfred Jarry, comprenant trois lithographies originales d’Alfred Jarry, découpées en deux ou quatre formant 36 fragments au verso desquels Jarry a rédigé le manuscrit, trois fois signé, in-8e, relié en demi-chagrin noir, sans doute par Victor Lemasle. Lundi 27 mai 2024, Artigny, Rouillac OVV. M. Proyart.
Adjugé : 99 200 €

Il a donné un adjectif à la langue française, «ubuesque», ce que nous traduisons par quelque chose d’irraisonné devant lequel nous nous sentons impuissants. Deux manuscrits de ses œuvres, apparus dernièrement, nous permettraient-ils d’y voir plus clair ?

Quoique élève d’Henri Bergson, et faute d’être admis à l’École normale supérieure, Alfred Jarry (1873-1907) multiplia les écrits, poèmes et autres textes qu’il utilisera dans les différentes aventures d’Ubu, un personnage bien particulier qui, finalement, fait partie intégrante de notre société et que nous croisons sans cesse. Lancé dans le milieu littéraire grâce au concours organisé par L’Écho de Paris littéraire illustré qu’il remporta trois fois, Jarry présenta, en 1894 chez Alfred Vallette, directeur du Mercure de France, une pièce intitulée Ubu roi. Un exemplaire de l’édition originale de ce «Drame en cinq Actes / en prose / Restitué en son intégrité / tel qu’il a été représenté par / les marionnettes du Théâtre / des Phynances en 1888», édité par le Mercure de France (1896) et illustré de deux bois de l’auteur – Véritable portrait de Monsieur Ubu, en couverture et en frontispice, et Autre portrait de Monsieur Ubu, de profil –, dans une chemise-étui par Devauchelle, a été adjugé 66 979 €, à Drouot, le 2 février 2024 par la maison Giquello, assistée par Jean-Claude Vrain. Cet exemplaire est un unica, le seul des cinq exemplaires de tête imprimé sur japon resté broché d’origine, tel que paru. Il est imprimé – comme Perhinderion, la revue créée par Jarry qui le ruina au bout de deux numéros –, en caractères inspirés de ceux du XVe siècle qu’il fit graver par Charles Renaudie. La pièce fut jouée pour la première fois le 10 décembre 1896 par la troupe du théâtre de l’Œuvre au Nouveau-Théâtre. Ce fut un beau tohu-bohu : «Des cris, des vociférations, des quolibets à l’adresse des artistes partaient de tous les coins de la salle», rapporta le journal Gil Blas. «Il y a de la fumisterie médiocre et de la basse scatologie», conclut La Caricature. «Pour la langue, c’est un pastiche superficiel de la langue de Rabelais, dont les ordures sont surtout retenues et répétées avec amour», lança Le Figaro, choqué par la répétition du mot «merdre» dans le vocabulaire de Jarry. Cinquante ans plus tard, les critiques ne s’en sont toujours pas remis.

«Création éblouissante»

Ubu roi fut d’abord une farce d’étudiant écrite à l’âge de 15 ans pour se moquer d’un professeur de lycée. Pour Marcel Girard (1916-2006), qui donna en 1949 à Pierre Seghers un précieux Guide illustré de la littérature française moderne de 1918 à nos jours, le personnage d’Ubu est «une création éblouissante, qui incarne au degré maximum l’imbécillité, la vanité et la bassesse humaine. Cette bouffonnerie a créé un style tout à fait nouveau et annonce le théâtre d’avant-garde». Le guide de M. Girard ne fait pas mention de la pataphysique. Cette notion n’a pas été inventée par Jarry bien qu’il en ait donné la définition : «[Elle] est la science des solutions imaginaires, qui accorde symboliquement aux linéaments les propriétés des objets décrits par leur virtualité.» Cette description, qu’il serait douteux de qualifier de philosophique, est apparue pour la première fois dans le chapitre VIII de Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien. Roman néo-scientifique ; suivi de Spéculations. Cet ouvrage est paru à titre posthume en 1911, aux éditions Fasquelle. Un des vingt premiers exemplaires réimposés et numérotés sur papier vélin à la cuve des manufactures d’Arches, relié par René Kieffer, en veau havane, fleurs et feuillages à froid dans l’angle intérieur haut de chacun des plats, dos à nerfs orné de fleurs à froid, non rogné, couverture et dos conservés, a été vendu 4 423 €, le 6 juillet 2022 par la maison Pierre Bergé & Associés assistée par Benoît Forgeot, lors de la dispersion de la bibliothèque de Pierre Bergé (6e vente). Le Docteur Faustroll «est sans doute le texte de Jarry le plus déconcertant, par la complexité et l’apparente incohérence de sa structure», dit Alain Chevrier, spécialiste de l’histoire du surréalisme. Il n’en constitue pas moins la clef de voûte de l’œuvre de Jarry.

Un manuscrit rare

C’est la raison pour laquelle l’apparition d’un manuscrit de cet ouvrage, celui que l’on nomme le «[Louis] Lormel», du nom de son premier propriétaire – 211 pages sur 206 feuillets paginés, comprenant trois lithographies originales d’Alfred Jarry, découpées en deux ou quatre formant 36 fragments au verso desquels Jarry a rédigé le manuscrit – intrigue les amateurs de la pataphysique. Il a été vendu 99 200 € le 27 mai 2024 au château d’Artigny par la maison Rouillac, assistée par Jean-Baptiste Proyart. Ce manuscrit a été relié en demi-chagrin noir, sans doute par Victor Lemasle (1876-1932), marchand d’autographes et éditeur notamment du dernier livre d’Alfred Jarry et qui vendit certains de ses manuscrits à Louis Lormel, de son vrai nom Louis-Charles Libaude. On connaît une quarantaine de fragments de manuscrits d’Alfred Jarry, composés de feuillets épars répartis entre la Bibliothèque nationale de France, la bibliothèque Doucet, celle de Laval et celle de Harry Ransom à Austin au Texas. Paul Fort affirma qu’Alfred Jarry brûla le manuscrit d’Ubu roi devant lui. Le catalogue de la Garden Party d’Artigny proposait un autre manuscrit autographe d’Alfred Jarry, celui de L’Amour absolu, daté du 20 février 1899, comprenant 115 pages, relié à l’époque également sans doute par Victor Lemasle, de la même manière que celui du Docteur Faustroll. Il a été adjugé 31 000 €. Ce roman a été publié pour la première fois sous forme de fac-similé du manuscrit autographe, à cinquante exemplaires numérotés et signés par Alfred Jarry. Le n° 33, (sans lieu ni date [Paris, Mercure de France, 1899], in-8° : broché, sous couverture muette de papier brun, sous étui et chemise en demi-maroquin rouge), a été vendu 4 802 €, à Drouot, le 18 juin 2021 par la maison Pierre Bergé & Associés, assistée par Benoît Forgeot, lors de la dispersion de la bibliothèque Geneviève et Jean-Paul Kahn III.
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