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La naissance de la pataphysique

Samedi 27 janvier 2024

par Alfred Jarry

Portrait d'Alfred Jarry à vélo

Alfred Jarry (Français, 1873-1907)

"Gestes et Opinions du Docteur Faustroll, pataphysicien", 1898


Provenance:
- Victor Lemasle (1876-1932), marchand d’autographes et éditeur, notamment du dernier livre d’Alfred Jarry, Albert Samain (Souvenirs), en 1907. Il vendit certains des manuscrits de Jarry qu’il possédait à
- Louis Libaude, pseud. Louis Lormel (1869-1922), marchand de tableaux ; par descendance ;
- collection particulière.

Exposition de ce manuscrit :
- "Expojarrysition", Galerie Jean Loize, Paris (18 palotin au 8 gidouille 80), du 7 mai au 20 juin 1953, n° 1 (avec reproduction) ;
- "Alfred Jarry 1873-1917", Graphisches Kabinett, Kunsthaus Zürich, du 14 décembre 1984 au 10 mars 1985.

Alfred Jarry, 1898. An autograph manuscript entitled "Gestes et Opinions du Docteur Faustroll, pataphysicien". Signed

Bibliographie :
- Œuvres complètes (dir. Henri Béhar), III, Paris, 2013, p. 9 et suiv. (notice d’Alain Chevrier) ;
- Œuvres complètes (pléiade) I, Paris, 1972, p. 655 et suiv., p. 1216 et suiv. ;
- Patrick Besnier, Alfred Jarry, Paris, 2005, p. 358 et suiv. ;
- Peintures, gravures et dessins d’Alfred Jarry, Paris, Collège de ‘Pataphysique, 1968 ;
- Propos d’Apollinaire sur Jarry : “Le Courrier des Arts”, in Paris-Journal, 28 juin 1914.

Webographie :
- manuscrits de Jarry aujourd’hui connus : http://alfredjarry.fr/amisjarry/fichiers_ea/etoile_absinthe_132_133.pdf (p.18 et suiv.) ;

Le manuscrit de la Pataphysique, par Jean-Baptiste de Proyart

La quarantaine de fragments aujourd’hui connus de manuscrits d’œuvres d’Alfred Jarry est répartie entre quatre institutions : la Bibliothèque nationale de France, la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, la Bibliothèque municipale de Laval et le Harry Ransom Center (Austin, Texas). En grande majorité, ces documents sont des feuillets épars, des articles, des projets d’Alfred Jarry longs de quelques feuillets seulement. Les manuscrits complets d’Alfred Jarry en mains privées sont très rares. Paul Fort affirme qu’Alfred Jarry brûla le manuscrit d’Ubu roi devant lui après l’avoir publié dans sa revue. Seules trois pages d’une “Addition à la scène finale” d’Ubu sont conservées à la Bibliothèque municipale de Laval. Aujourd’hui, on ne connaît donc pas de manuscrit d’Ubu roi.

Les deux manuscrits de Faustroll

Ce manuscrit des Gestes et opinions du Docteur Faustroll ouvrait (n° 1) le catalogue de la grande "Expojarrysition" (1953). Il est désigné par le nom de son premier possesseur, “manuscrit [Louis] Lormel” : “Premier manuscrit des Gestes et opinions du Docteur Faustroll, Pataphysicien”.

Un second manuscrit des Gestes et opinions du Docteur Faustroll était présenté dans la même exposition (n° 2). Il appartenait à Tristan Tzara et fut préempté par la Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet (cote TZR Sup 5, 83 feuillets) lors de sa vente (Paris, 4 mars 1989, n° 243). Il est nommé “manuscrit Fasquelle”, d’après son premier éditeur - en ce qu’il servit principalement à l’édition de 1911. Parmi les variantes notables entre les deux manuscrits Lormel et Fasquelle, notons que quatre feuillets manquent au manuscrit Fasquelle (dont la page de titre) et que des pages imprimées - tirées des extraits publiés par le Mercure de France en mai 1898 - comblent d’autres pages manquantes dans ce même manuscrit Fasquelle.

Du Phalanstère à Mallarmé

Au printemps 1898, Alfred Vallette, Rachilde et Alfred Jarry louent, avec quelques-uns de leurs amis, une maison à Corbeil, sur les bords de Seine. Jarry la baptise “le Phalanstère”. Jarry compose le manuscrit des Gestes et opinions du Docteur Faustroll qu’il compte remettre à son éditeur comme il l’annonce à Vallette : « notre Faustroll que nous venons de recopier ». Il ne fait aucun doute que ce manuscrit est celui-ci (le manuscrit Lormel). Jarry imite la mise en page du Mercure. Les quatre premières pages du manuscrit sont : “Du même auteur”, un faux titre, une justification et une page de titre. À la fin se trouve une table des matières. Chaque feuillet est folioté de la main de Jarry : “L’œuvre était terminée en 1898 mais une partie seulement parut dans la revue du Mercure de France (chapitres VI et X à XXV). Par la suite, Jarry mit en réserve son “roman néo-scientifique”… Les chapitres parus dans le Mercure en mai 1898 ont été imprimés d’après ce manuscrit, et ces passages ont été à nouveau foliotés au crayon bleu et portent des marques typographiques” (catalogue de l’“Expojarrysition”). Le crayon bleu de l’imprimeur double en effet la foliotation de Jarry.

Stéphane Mallarmé écrivit aussitôt son enthousiasme à Alfred Jarry après sa lecture des chapitres de Faustroll dans le Mercure :“Je ne me suis jamais, moi, sur un décor de plus significative beauté, levé du fauteuil basculant que, cette fois, pour vous presser la main” (Lettre du 16 mai 1898)

Ces pages de Faustroll sont les dernières que Mallarmé put lire de Jarry puisqu’il mourut quelques mois plus tard, en septembre, dans sa petite maison de Valvins, à quelques encablures du Phalanstère, en amont sur la Seine.

Edition posthume

Le grand livre de Jarry ne parut en entier et en volume qu’en 1911, quatre ans après sa mort, chez Fasquelle, successeur des éditions de La Revue blanche. La raison pour laquelle Jarry ne publia pas son livre se trouve en partie révélée par une note qu’il ajouta après le mot “fin” de son manuscrit et contresigna de ses initiales : “Ce livre ne sera publié intégralement que quand l’auteur aura acquis assez d’expérience pour en savourer toutes les beautés. A. J.”. D’autres raisons freinèrent les éditeurs. Le Docteur Faustroll “est sans doute le texte de Jarry le plus déconcertant, par la complexité et l’apparente incohérence de sa structure” (Alain Chevrier). Il n’en constitue pas moins la clé de voûte de l’œuvre de Jarry. Un célèbre chapitre du livre définit ce qu’est la pataphysique : “La pataphysique est la science des solutions imaginaires” (p. 43 du manuscrit, souligné).

Le catalogue de l’"Expojarrysition" signale la provenance de ce “document incomparable” : “C’est la fille même de Louis Lormel (pseudonyme de Louis Libaude), Madame Mareuse-Libaude, qui… a bien voulu… apporter ce document incomparable joint aux manuscrits Les Jours et les Nuits et L’Amour absolu qui constituent à eux trois le couronnement de l’exposition”. Ces trois manuscrits sont reliés à l’identique.

Trois lithographies en 36 feuillets

Trente-six feuillets de ce manuscrit de Faustroll correspondent aux fragments de trois grandes lithographies coupées en quatre, au verso desquels Alfred Jarry a rédigé son texte. Une seule de ces trois lithographies était connue jusqu’à la redécouverte de ce manuscrit lors de l’ “Expojarrysition”, en 1953 : “Un grand nombre de feuillets sont des lithographies coupées en quatre dont Jarry a utilisé le verso. On y retrouve la lithographie dite Ubu au voiturin à Phynances, mais aussi d’autres qui nous étaient jusqu’à présent inconnues”. Les deux autres lithographies “jusqu’à présent inconnues” furent immédiatement décrites dans deux numéros des Cahiers du Collège de ‘Pataphysique (n° 10, 6 avril 1953 et n° 11, 11 juin 1953) puis dans le catalogue raisonné des Peintures, gravures et dessins de Alfred Jarry (1968) :

-“Planche 47. Lithographie reconstituée avec des versos du manuscrit Lormel des Gestes et Opinions du Docteur Faustroll, pataphysicien (volume relié). Jarry avait recopié le texte du roman sur des morceaux de grandes lithographies coupées en quatre. Certaines avaient été publiées, par exemple celle d’Ubu au Voiturin à phynances (planche 54). Deux autres – celle-ci et celle de la pl. 49 – étaient inconnues. Pour les reconstituer, un habile opérateur photographia les fragments, tous rigoureusement à la même échelle ce qui permit de les assembler”.

- “Planche 49. Lithographie reconstituée à partir de deux morceaux trouvés au verso des pages du manuscrit Lormel de Faustroll”.
Quant à la lithographie auparavant connue, elle correspond au premier état d’une gravure réalisée pour l’affiche annonçant la représentation d’Ubu roi, le 10 décembre 1896 au Théâtre de l’Œuvre :

- “Planche 54. Lithographie de 24x32 cm, publiée sous forme d’affiche pour la représentation d’Ubu Roi… Il existe trois états de cette lithographie. Celui de la pl. 54, avec des inscriptions tirées de la pièce. C’est ce premier état qui constituait l’affiche de la représentation” (ibid.)

82 images connues de Jarry

Le catalogue raisonné des Peintures, gravures et dessins de Alfred Jarry (1968) recense quatre-vingt-deux “images” aujourd’hui connues créées par Alfred Jarry - allant du gribouillage de collégien à des gravures parfaitement achevées - comme c’est le cas ici. Apollinaire, le premier, a signalé l’importance des dessins et gravures d’Alfred Jarry - en tant que part entière de son œuvre :

“C’est dans ses dessins et ses bois gravés que le dernier grand poète burlesque avait su donner la mesure de son instinct artistique. Il avait le don de l’expression qui manque à tant de gens qui sont de la partie. Quelques-unes de ses planches gravées ont un caractère de singularité presque cabalistique” (1914).

Ce manuscrit Lormel de Faustroll en plus de son importance strictement littéraire - comprend donc plusieurs fragments provenant de trois lithographies originales d’Alfred Jarry, dont deux sont aujourd’hui uniquement connues grâce à la réutilisation de leur verso, ici, par Jarry.

La collection Louis Lormel

pseudonyme de Louis-Charles Libaude (1869-1922), joua un rôle essentiel dans la formation d’Alfred Jarry (1873-1907) et dans la transmission de son œuvre. En juillet 1891, Alfred Jarry passe son baccalauréat à Rennes. Il poursuit ses études à Paris, au lycée Henry IV, à la rentrée. Il fait successivement la connaissance de Léon-Paul Fargue puis de Louis Lormel qui fonde, en octobre 1892, une revue, L’Art littéraire. À la fin de 1893, Jarry et Fargue s’associent à Lormel dans le comité de rédaction de cette revue. En quelques mois de l’année 1894, Jarry publie treize articles dans L’Art littéraire, dont César Antechrist, qui sera repris dans son premier livre, et Les Minutes de sable mémorial (1894). On suppose également que Louis Lormel plaça dans les mains de Jarry les œuvres de Lautréamont, alors quasiment inconnu. Louis Lormel rejoignit plus tard la revue d'Émile Bernard, La Rénovation esthétique, avant de devenir commissaire-priseur. Il fut l’un des premiers marchands de Picasso.
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