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Le dernier nu de Gustave Courbet ?

Jeudi 30 mars 2023

La Gazette Drouot, Armelle Fémelat

Ode à la nature en même temps qu’au beau sexe, ce tableau au grand format possède bien des caractéristiques du plus provocateur des artistes franc-comtois, et de son œuvre.


Apparue sur le marché parisien à l’automne 2013, la Grande baigneuse a été présentée comme autographe lors de l’exposition organisée au musée d’Ornans en 2019 pour le bicentenaire de la naissance de Gustave Courbet. Intitulée Femme nue couchée au bord de l’eau, elle était accrochée à côté de La Source (1868, musée d’Orsay), autre célèbre nu féminin de l’artiste. Notre toile aurait été peinte peu après celle-ci, à en juger par le tampon identifié à son revers, que le spécialiste Pascal Labreuche date de 1869. Signée en rouge, en bas à gauche, la peinture n’est pas documentée. Dans le catalogue de l’exposition du bicentenaire, le président de l’Institut Ferdinand Hodler, Niklaus Manuel Güdel, reconnaît : « Les recherches sur cette toile, aussi majeure soit-elle, n’ont rien donné quant à son pedigree, malgré un important déploiement d’énergie. »

Évidente au premier coup d’œil, la maîtrise de la peinture à l’huile concorde bien avec la virtuosité jubilatoire de Courbet. On retrouve sa palette, tant les verts rehaussés de jaune de la végétation, le brun chaud de la terre et la couleur sombre de l’eau de ses paysages des années 1860, que la carnation avivée de rose sur le visage, les bras et les jambes du modèle, avec des touches de jaune et même de vert sur le haut des cuisses, le ventre et le contour de la poitrine. Épaisse, la matière picturale a été appliquée à la brosse, dans cette « touche organique, pesante et empâtée» caractéristique, identifiée par la conservatrice Valérie Bajou dans Courbet, la vie à tout prix (Cohen & Cohen, 2019).

La question du vivant

La beauté brune, au centre de la composition, affiche la franchise, l’aplomb de bien des femmes peintes par Courbet, nues ou habillées. Elle paraît lointaine, enfermée dans ses pensées. Un brin empruntée, sa langueur pose son aisance corporelle : étendue sur le flanc, les jambes serrées, elle caresse une mèche de ses cheveux d’une main et trempe dans l'eau de la rivière les doigts de l'autre. Elle est allongée sur un linge blanc, comme Les Baigneuses (1858, musée d’Orsay), La Femme au perroquet (1866, Metropolitan Museum of Art) ou les deux amantes dans Le Sommeil (1866, musée du Petit-Palais).

Ce n’est pas la seule baigneuse de l’artiste, qui a représenté bien d’autres femmes nues endormies ou alanguies, un pied dans l’eau – La Femme endormie près d’un ruisseau (1844, collection Oskar Reinhart, Winterhour), La Source (1868, musée d’Orsay), entre autres. Ce rapport aux éléments – l’eau de la rivière, la terre et l’herbe du sol – n’est pas anodin : il manifeste le lien qui attache le personnage à la nature. Nous dirions aujourd’hui qu’il participe de la grande question du vivant, qui intéressa tant Courbet – lequel fut d’ailleurs un grand amateur de baignade.

Mais revenons à la jeune femme. Qui est-elle ? Attaches fines, hanches et cuisses solides, seins piriformes et écartés : son anatomie est typiquement courbetienne jusque dans la toison pubienne, évoquée par un aplat de peinture brune, à l’encontre des conventions académiques. L’expert de la vente, Thomas Morin-Williams, propose l’identification avec Mlle Aubé de la Holde, le modèle au visage allongé, aux yeux bleus et à la fossette au menton, de La Dame à l’ombrelle (1865, Art Gallery Museum, Glasgow). Cependant, les hauts sourcils, les yeux bruns en amande, le long nez fort et la petite bouche ourlée de la Grande baigneuse font davantage penser aux visages de Gabrielle (1862, Art Institute of Chicago) et Laure Borreau (1863, Cleveland Museum of Art), fille et mère, avec qui l’artiste se lie pendant son séjour à Saintes.
La Grande baigneuse affiche quoi qu’il en soit une beauté et une santé insolentes. Elle appelle à la contemplation, au plaisir des yeux, c’est certain. Peut-être à plus…

Collision de genres

Impossible de ne pas voir ici un hommage à toutes les Vénus, Danaé et autres Suzanne nues offertes au regard des amateurs depuis l’invention du genre par Giorgione et Titien à l’aube du XVIe siècle. La référence est trop évidente pour ne pas être pertinente. Et Courbet a, tout au long de sa carrière, multiplié les citations aux œuvres des grands maîtres.
Sa Dame de Munich (1869, connue grâce à un cliché d’Étienne Carjat de la même année, conservé à la Bibliothèque nationale de France) apparaît ainsi comme une réponse à la Vénus au miroir de Vélasquez (vers 1647-1651, National Gallery), tandis que ses nus allongés de face rappellent inévitablement La Vénus d’Urbino de Titien (1538, galerie des Offices). «Le nu l’avait toujours préoccupé, estimait le critique d’art Jules Castagnary en 1882. Il avait senti que la chair est
l’écueil de la peinture, c’est là qu’on prouve qu’on est maître. Comment se prétendre à l’égal des Véronèse, des Titien, des Corrège, des Rembrandt, si l’on ne tente pas le nu ? C’est l’attraction fatale et le contrôle décisif.»

Cette Grande baigneuse ne saurait toutefois se réduire à un simple exercice de citation picturale. Trop simple ! Pas assez personnel, pas assez novateur… Car, au-delà de la figure évoquant la pratique du nu académique d’atelier, la toile s’inscrit aussi dans la tradition du paysage. Le sous-bois, typiquement franccomtois, rappelle la source de la Loue, près d’Ornans, ou Salins-les-Bains, des sites chéris et maintes fois représentés par le peintre. «Le flottement entre les genres devient une
des caractéristiques de l’œuvre de Courbet dans les années 1848-1850», remarque Valérie Bajou dans sa monographie. La spécialiste de la peinture du XIXe siècle explique par ailleurs que, dans ses nus, « Courbet a renoncé au caractère sacré mais aussi à l’anecdote : ses déesses ne sont pas de purs esprits, elles ne sont pas davantage des lorettes ».

Un grand nu d’adieu ?

Très en vogue dans les années 1850-1890, les nus féminins représentent une part minoritaire du corpus de Courbet. Dans les années 1970, Robert Fernier les a évalués à une cinquantaine sur les mille voire mille cinq cent peintures estimées. Mais ils n’en sont pas moins fondamentaux. Parmi eux, il y a ceux pudiques, figurant des femmes de dos (La Source, La Dame de Munich) et celles de face, offertes au regard : tantôt sages, comme Femme nue dans un paysage (1841, Boston Museum of Fine Arts), Femme endormie près d’un ruisseau ou La Baigneuse endormie, tantôt langoureuses à l'image de Femme nue couchée (1862, collection particulière) ou Vénus et Psyché (1864-1866, disparu), voire licencieuses pour Femme nue au chien (1861-1862, musée d’Orsay) et Femme nue aux bas blancs (1861, Fondation Barnes, Chicago), parfois dans un contexte lesbien (Le Sommeil et Le Réveil, 1866, Kunstmuseum de Berne).

Trois hypothèses ont été avancées sur le moment et le lieu de réalisation de cette Grande baigneuse : lors du voyage du peintre en Bavière à l’automne 1869, à son retour à Ornans ou à Paris à partir de mai 1870. Avec son format monumental – la jeune femme est représentée à grandeur –, sa touche preste et vibrante, la simplicité de sa composition au cadrage resserré, cette peinture interroge. S’agit-il d’une œuvre achevée ou des prémisses d’autre chose ? C’est, quoi qu’il en soit, pour l’instant, l’adieu pictural de Courbet au nu féminin.
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