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Une chaise « bistronomique »

Samedi 18 février 2023 à 07h

par Philippe Rouillac

Cette semaine, Patrice, de la Chaussée-Saint-Victor, soumet à notre expertise une « chaise ancienne » de style bistrot. L’occasion pour Philippe Rouillac, notre commissaire-priseur, de nous en dire plus sur l’histoire et la valeur de cet objet iconique.

Le débat reste ouvert entre les spécialistes sur l’étymologie du mot bistrot, ou « bistro ». La croyance populaire lui fait tirer son origine des soldats russes présents à Paris en 1814 et qui s’exclament alors « Bistrot ! » (« vite ! » dans la langue de Tolstoï) pour presser les cafetiers parisiens de leur servir à boire avant qu’un officier ne les surprenne. Cependant, il est plus probable que ce mot soit issu du patois poitevin « bistraud », désignant un marchand de vin. Quoi qu’il en soit, au début du XIXe siècle, le terme prend son essor depuis la capitale française et se répand dans l’Europe entière. Le bistrot devient un lieu incontournable d’un certain art de vivre « à la parisienne ». Établissements populaires où l’on s’échange les dernières nouvelles, véritable indicateur de l’opinion publique, le bistrot est le lieu de convivialité et de détente.

Très rapidement, il a fallu répondre à la demande importante de mobilier simple et solide pour meubler ces établissements qui voient le jour partout sur le vieux continent. L’ébéniste autrichien Michael Thonet invente, dans les années 1850, un procédé de production de masse pour ces chaises qui deviennent rapidement emblématiques. Grâce à l’utilisation de la vapeur d’eau, Thonet amollit le bois préalablement découpé dans le sens des fibres et le presse dans des moules pour obtenir les courbes voulues. Le célèbre dossier de la mythique chaise 14, premier meuble produit en grande série, voit le jour en 1859. Le succès est immédiat. On estime que dès 1930, la fameuse chaise s’est déjà vendue à plus de 50 millions d’exemplaires ! Elle est toujours produite aujourd’hui sous le numéro 214. A l’époque, une chaise Thonet ne coûte presque rien, alors qu’aujourd’hui les prix s’envolent ! Il faut compter plusieurs centaines d’euros pour s’offrir une chaise neuve de l’entreprise.

Mais face au succès de Thonet, de nombreux concurrents ouvrent leurs propres fabriques de meubles en Allemagne et dans l’empire Austro-hongrois, d’autant plus que le brevet du bois courbé expire. Un industriel autrichien, Jacob Kohn, fonde alors avec son fils Joseph son entreprise de mobilier et se positionne dès la fin du XIXe siècle comme le principal concurrent de Thonet. L’entreprise connait ses heures de gloire au début du XXe siècle, période où l’Art Nouveau et ses volutes naturalistes domine en Europe. A la suite de rachats, l’entreprise est fusionnée avec Thonet en 1922 sous le nom de Kohn-Mundus-Thonet. Mais le nom de Kohn ne survivra pas au régime nazi. En 1937, l’aryanisation décidée par Berlin oblige Pilzer, le propriétaire de l’entreprise, à vendre ses parts à Thonet et à s’exiler. Kohn est alors totalement absorbé par Thonet.

La chaise de Patrice semble très proche des modèles de Kohn du début du XXe siècle. Pour en être certain, il faudrait pouvoir vérifier la présence de marques sous l’assise, car de nombreux fabricants ont copié et reproduit les productions des grands faiseurs de l’époque. Le dossier est sculpté de motifs végétaux typiques de l’Art Nouveau, et l’assise ronde donne un confort assez agréable à ces chaises. Bien que ce ne soit pas le type de chaise de bistrot le plus recherché, la chaise de Patrice pourrait rendre heureux un collectionneur ou plus simplement un amateur cherchant à intégrer à son intérieur une part de l’histoire du mobilier industriel. Ainsi, Patrice, votre siège pourrait trouver preneur aux enchères pour environ 20 euros. Évidemment, pas de quoi tomber à la renverse de sa chaise, mais amplement suffisant pour s’offrir un petit verre de vin dans votre bistrot préféré !
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