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Le bar à alcool dans le coffre de Mazarin !

Vendredi 16 juillet 2021

Le Parisien Week-end, Thomas Le Gourrierec

Dans cette maison du Val de Loire, le commissaire-priseur était venu expertiser une horloge, à la demande de la fille du propriétaire défunt. Mais c’est un meuble, apparemment banal, renfermant des bouteilles, qui attira son œil aguerri.


Martine* est nerveuse. En cette froide journée de janvier 2013, elle fait les cent pas entre les poutres et les tomettes d’un petit pavillon perdu de la campagne du Val de Loire. Cette quinquagénaire francilienne, qui habite Versailles et travaille comme cadre dans le quartier d’affaires de La Défense, attend la visite d’un commissaire-priseur. A la suite du décès de son père, elle est descendue dans la petite maison familiale pour la vider. Et elle veut faire examiner une horloge hollandaise.

Philippe Rouillac, en arrivant, se prend à rêver. Chaque fois qu’il est appelé pour une expertise, le sexagénaire, gérant d’une respectable étude établie à Tours, Vendôme et Paris, se demande s’il ne va pas dénicher un trésor. Il est cependant loin de se douter de l’aventure dans laquelle il va s’embarquer ! Après avoir confirmé que la pendule pouvait se négocier quelques milliers d’euros, l’expert s’apprête à prendre congé. Mais son hôte lui propose de prendre un apéritif. « Mon père était un grand amateur de porto. Il entreposait ses bouteilles dans un coffre, explique Martine en s’approchant de l’objet dissimulé sous un meuble télé. On l’appelait “le bar à papa”. » Il l’avait acheté 300 livres au propriétaire de son appartement lorsqu’il était ingénieur pour la compagnie Shell à Londres, dans les années 1970. »

Apparaît alors, une fois retiré le vieux morceau de tissu rouge qui le recouvre, le fameux coffre, poussiéreux et maculé d’alcool. Les yeux du visiteur se plissent en découvrant l’antiquité : « Avez-vous pensé à le faire estimer? » s’enquiert-il. « Oui, répond Martine, on m’a dit qu’il datait de l’époque Napoléon III et qu’il avait été fabriqué en papier mâché. Je pense organiser un vide-greniers et le mettre sur le trottoir. » « Vous permettez que j’y jette un coup d’œil? » « Bien sûr. » Martine entreprend de débarrasser le meuble. Elle en extrait un bocal de cerises. Crac! Ce dernier émerge avec un morceau du fond auquel il était collé. Les traits de Philippe Rouillac se figent. Il ne s’agit pas de papier mâché, mais de laque. Et l’homme sait pertinemment que la valeur des objets faits de cette matière peut atteindre des sommets.

Un élément conçu au Japon, au XVIIe siècle.

Il propose alors d’emporter le coffre dans son cabinet pour affiner l’expertise. Son fils Aymeric, avec qui il officie, sent lui aussi ses poils se dresser en observant la découverte. Il entreprend des investigations pour déterminer son origine.
Durant trois mois, l’homme de 32 ans passe des heures cloîtré dans le bureau familial, pianotant sur son ordinateur, parfois jusqu’au bout de la nuit, avec, en face de lui, le précieux coffre. Il le confie aux ateliers parisiens Brugier afin de le faire nettoyer. « Certains employés de cette maison, habitués aux pièces aussi prestigieuses que des effets de Marie-Antoinette, avaient les yeux humides lorsqu’ils l’ont contemplé la première fois », se remémore Philippe Rouillac. Incroyablement ouvragé, cet élément au gabarit imposant (plus de 1,40 mètre de long) arbore près de 9 mètres carrés de décors laqués incrustés d’or, d’argent, de nacre ou de peau de requin. Ils représentent des scènes traditionnelles du Japon, où l’objet a été conçu au XVIIe siècle, telle une partie de chasse près du mont Fuji avec des dessins magnifiques d’animaux sauvages, de cavaliers, de chasseurs montés sur des sangliers... »

Comment une pièce si exceptionnelle a-t-elle pu passer de Kyoto au salon du père de Martine? A force d’acharnement, d’épluchage de titres de propriété et d’actes de vente, Aymeric Rouillac parvient à remonter jusqu’à son premier propriétaire. « Il s’agissait de l’homme le plus puissant et le plus riche du royaume de France, révèle-t-il, le cardinal Mazarin, qui en avait fait l’acquisition en 1658, à Amsterdam, auprès de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales. Ce personnage se servait allègrement dans la cassette du roi pour se constituer des collections, de diamants, notamment. Une bonne partie de la fortune de notre pays fut donc probablement entreposée dans ce coffre, où Louis XIV aimait se cacher enfant. » Plus tard, l’objet sera légué à l’une des nièces du cardinal. Il traversera ensuite la Manche pour passer entre les mains de plusieurs nobles britanniques, aux XIXe et XXe siècles, avant que sa trace se perde en 1941... jusqu’en 2013.

En apprenant l’histoire incroyable du bar de son père, Martine manque de tomber à la renverse. Et elle n’est pas au bout de ses surprises !

Le lot est adjugé pour 7,31 millions d’euros


Les Rouillac se rapprochent aussitôt de la direction des musées de France qui, à leur stupéfaction, ne manifeste guère d’intérêt. Le duo décide malgré tout d’organiser des enchères. La nouvelle se répand comme une traînée de poudre et, avant même que les experts saisissent le marteau, des acquéreurs du monde entier tentent d’arracher le trésor. Le Metropolitan Museum of Art de New York propose plus de 2 millions d’euros. Les commissaires-priseurs refusent, convaincus de pouvoir en tirer davantage.

L’homme d’affaires François Pinault se déplace en personne, en hélicoptère, pour admirer ce que d’aucuns considèrent comme le plus beau meuble du monde. Le 9 juin 2013, les représentants de douze musées de la planète se pressent dans une salle du château de Cheverny (Loir-et-Cher), pleine à craquer. La mise à prix du coffre laisse Martine sans voix: « Quoi ? 200 000 euros? C’est le prix du pavillon de mes parents, tout entier! »

Installée à quelques rangs du meuble, elle assiste dans l’anonymat, abasourdie, au ballet des sommes clamées. Le lot est adjugé au Rijksmuseum d’Amsterdam pour 7,31 millions d’euros, vente française record de l’année. Il constitue l’une des pièces les plus précieuses de l’institution, trônant en bonne place, non loin des tableaux de Rembrandt. Quant à son heureuse ex-propriétaire, elle a partagé avec son frère une grande partie de l’argent récolté. Et n’a pas manqué, quelque temps après, de boire une coupe de champagne avec les Rouillac, à la santé du « bar à papa » !

* Le prénom a été changé.
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