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Voyage du Prince Demidoff, c. 1839-1848

Mardi 05 janvier 2021

par Brice Langlois, historien de l'art

N°18 : Saint-Pétersbourg. Place d’Isaac et statue de Pierre Le Grand, 21 juin 1839. Haut. 26,5, Larg. 40,1 cm (à vue). Avec cadre : Haut. 49,5, Larg. 61,5 cm.
N°34 : Novgorod. Monastère des dames de l’Annonciation. 9 août 1839. Haut. 27,6, Larg. 38,2 cm. Avec cadre : Haut. 49,5, Larg. 61,5 cm.
N°46 : Moscou. Vue générale du Kremlin, prise du pont de pierre. 21 août 1839. Haut. 29, Larg. 44,8 cm. Avec cadre : Haut. 52,5, Larg. 67,5 cm.

ANDRÉ DURAND (Amfreville-la-Mivoie, 1807 – Paris, 1867).

Voyage en Russie du Prince Anatole de Demidoff, c. 1839-1848

Quatre-vingt-treize dessins sur calque marouflé sur papier.

Haut. 28, Larg. 45,5 cm. (à vue, en moyenne).
Frontispices : Haut. 67,5, Larg. 52,5 cm. et Haut. 41, Larg. 29 cm.
Dont quatre-vingt-neuf dessins présentés dans des cadres stuqués et dorés.

Exposition : « Anatole Demidoff. Voyage en Russie au XIXe siècle. Entre art et diplomatie ». Centre spirituel et culturel orthodoxe russe, Paris, 26 septembre 2017-13 octobre 2017.

Télécharger l'intégralité des dessins sur le dossier de présentation de l'exposition de 2017

A set of ninety-three drawings on tracing paper by Durand depicting the Travel to Russia supported by Prince Anatole de Demidoff's, ca. 1839-1848. Eighty-nine drawings presented in gilded stucco frames.

Bibliographie :
- "Voyage pittoresque et archéologique en Russie exécuté en 1839 sous la direction de M. Anatole de Demidoff ; dessins faits d’après nature et lithographiés par André Durand", Paris, Gihaut frères, 1842.
- "Album du voyage pittoresque et archéologique en Russie par le Havre, Hambourg, Lübeck, Saint-Pétersbourg, Moscou, Nijni-Nowgorod, Yaroslaw et Kasan exécuté sous la direction du prince Anatole de Demidoff, membre de l’académie impériale des sciences de Saint-Pétersbourg et de l’Institut de France (Académie des Sciences)", Paris, Ernest Bourdin à Paris, c.1848.
- Elsa Cau, «"Anatole Demidoff et ses voyages pittoresques" au Centre culturel Russe », Connaissance des arts, 6 octobre 2017 (quatre dessins reproduits : n° 23, 46, 66 et 77).
Dossier de présentation de l'exposition de 2017 avec l'ensemble des dessins reproduits

Le voyage à travers la Russie impériale
par Brice Langlois

Introduction

Le prince Anatole Demidoff (1812-1870) est à l’évidence une personnalité du XIXe siècle faisant le pont entre la Russie et l’Occident en général et la France en particulier. Et pour cause, s’il naît à Florence en 1812 et s’il est élevé en France dans la plus pure tradition européenne, il n’en reste pas moins profondément attaché à la Russie et son Empire dont sa famille est issue. Il s’efforce de construire, entretenir et conserver les relations bilatérales franco-russe. Ceci commence par son engagement à vouloir enrichir la culture des français sur la Russie impériale. Il finance et organise dans ce but deux missions scientifiques, artistiques et archéologiques en 1837 et 1839. La première s’intéresse à la Russie méridionale et la Crimée. Elle réunie une équipe de vingt-deux savants et artistes menée par Frédéric Le Play (1806-1882) et accompagnée par Anatole Demidoff lui-même. Le second voyage est un complément au premier car visant une autre géographie . Il est confié au dessinateur André Durand (1807-1867) et entrepris en 1839 aux frais et à perte d’Anatole Demidoff. L’artiste parcourt le cœur de la Russie en 161 jours. Il dessine des vues de Saint-Pétersbourg, Moscou, Nijni-Nowgorod, Yaroslaw et Kasan notamment. Ce sont quatre-vingt-treize de ses dessins que nous présentons. S’ils sont l’occasion de redécouvrir le visage de la Russie éternelle, ils sont également un prétexte pour revenir sur le destin de leur commanditaire : prince, philanthrope et mécène.

Karl Brioullov, Portrait d'Anatole Demidoff, prince de San Donato, 1831, Toile, Florence, Palais Pitti.
Karl Brioullov, Portrait d'Anatole Demidoff, prince de San Donato, 1831, Toile, Florence, Palais Pitti.

Un héritier et représentant de l’épopée familiale

Les Demidoff et la famille impériale sont infiniment redevables les uns les autres. Si les premiers profitent d’une importante et rapide élévation sociale entre la fin du XVIIe et le premier quart du XVIIIe siècle, les Romanov jouissent par ailleurs de serviteurs fidèles. Les Demidoff fournissent en effet des ressources essentielles au fonctionnement, la sécurité et la prospérité de l’empire dont la fabrication d’armes pour équiper les troupes. À ce titre, Nikita Demidoff (1656-1725) est anobli en 1720 par Pierre Ier Le Grand. Ceci constitue le début d’une ascension sociale extraordinaire, confirmée par de la noblesse héréditaire accordée à Akinfi Demidoff (1678-1745). La famille devient la plus importante dynastie industrielle de la Russie en fournissant jusqu’à 40% de la fonte à la fin à la fin du XVIIIe siècle, concurremment aux entreprises d’État. L’Oural et la Sibérie leur profite . Ils exploitent ainsi les mines de fer et de cuivre en plus de posséder des gisements d’or, d’argent, de malachite dont ils se servent notamment pour la réalisation de leur vase éponyme aujourd’hui conservé au Metropolitan Museum.

Au-delà de l’entretien de la prospérité familiale, les membres de la famille Demidoff cultivent un profond sentiment nationaliste, à l’instar du père d’Anatole : Nicolas Demidoff (1773 – 1828). Diplomate russe installé à Paris, il se présente d’abord favorable à la politique de l’empereur Napoléon Ier. Or l’expansion des territoires de l’Empire français par la conquête, contraint Nicolas Demidoff à revenir sur sa position. La campagne de Russie (24 juin 1812 – 14 décembre 1812) sonne un terme à l’amitié franco-russe savamment entretenu par le diplomate. Il finance sur ses propres fonds la constitution d’un régiment d’infanterie qu’il commande lors de la bataille de la Moskova (7 septembre 1812) à Borodino. Mais cela ne suffit pas à vaincre. Les français continuent leur route vers Moscou après la « bataille des géants ».
Acta non verba : des actes et non pas des mots. La devise familiale se conçoit aisément au regard des faits qui sont rapportés. Elle s’illustre aussi dans l’aide et l’assistance des populations les plus modestes en Russie et à l’étranger. Si Nicolas Demidoff fonde en Toscane des écoles et hôpitaux, il créé dans son comté de San Donato un théâtre et une académie de langues étrangères. Anatole Demidoff poursuit en tant que philanthrope la tradition familiale. Il finance par exemple à Saint-Pétersbourg, un institut d’éducation et de travail des jeunes filles pauvres placé sous le patronage de l’Impératrice Alexandra Feodorovna.

Importants bienfaiteurs, les Demidoff sont aussi de considérables collectionneurs. Anatole Demidoff ne fait pas exception à la passion familiale . Il acquiert des tableaux d’artistes vivants directement au Salon à l’instar de l’Exécution de Lady Jane Grey par Paul Delaroche en 1834. Il détient par ailleurs une collection d’arts anciens à l’exemple de La Lucrèce de Rembrandt (Washington, National Gallery de Washington). Trois ventes et de nombreuses vacations sont nécessaires pour la disperser. La première est organisée à Paris en 1863, puis du 21 février au 3 mars 1870 et enfin à San Donato à partir du 15 mars 1880.

Un ambassadeur de la culture russe en France par la publication de livres de voyages

Si Anatole Demidoff ne réside que quelques mois chaque année en Russie – malgré l’allégeance qu’il doit au tsar en sa qualité de chambellan – il n’oublie pas ses racines cependant. D’une part sa brève activité de diplomate à Paris tend à renouveler les liens franco-russe. D’autre part et surtout, Demidoff s’efforce personnellement à lever le voile sur des préjugés tenaces en ce qui concerne la Russie vue par les français. Dès le XVIIIe, les intellectuels envisagent notamment la politique russe comme arbitraire et prétextent la distance. Le Congrès de Vienne en 1815 n’arrange rien. La Russie est alors désignée comme le « gendarme de l’Europe » tandis que la politique du Tsar Nicolas Ier est considérée comme réactionnaire.

Pour amenuiser ces réactions en France, Anatole Demidoff publie entre autres une série d’articles sur la Russie dans le Journal des Débats entre 1838 et 1840 sous le pseudonyme Ni-Tag. Ces réflexions et analyses résultent du premier voyage qu’il finance à hauteur de 500.000 francs . Ce coût important est justifié par l’étude de la Russie du sud et la Crimée sous le spectre de matières aussi variées que la géologie, la minéralogie, la géographie, la zoologie, la botanique, l’anthropologie et l’histoire de « la nouvelle Russie ». Dans son introduction, Demidoff imagine une « œuvre commune […] destinée à ceux qui aiment les progrès des sociétés humaines, les merveilleux résultats et les brillantes espérance ». L’entreprise se conclue par la publication de quatre importants tomes, dont un entièrement rédigé par Frédéric Le Play. Cette suite de livres se présentent comme la première œuvre contemporaine consacrée à la Russie sous la forme d’un voyage. Manifestement, le voyage devient un genre littéraire à part entière qui remporte un certain succès. Il se développe entre 1770 et 1850 en France, en Angleterre et en Allemagne. Au rang des plus célèbres, il faut noter par exemple le Voyage à Naples et en Sicile de l’Abbé de Saint-Non ou le Voyage pittoresque de la Grèce du comte de Choiseul-Gouffier . Comptant près de trois-cent-cinquante ouvrages de ce genre , ces livres s’illustrent particulièrement dans la première moitié du XIXe siècle. Le plus célèbre reste sans conteste le Voyage pittoresque et romantique dans l’ancienne France du baron Taylor qui n’a pu qu’influencer Anatole Demidoff dans la conception de son ouvrage. À l’instar des volumes de Taylor, ces tomes sont accompagnés de lithographies illustrant les paysages décrits. Elles sont réalisés d’après les dessins qu’Auguste Raffet exécute sur le vif durant les six mois de voyage. Mais l’album n’est terminé qu’en 1848 , alors même qu’un second voyage débute le 1er juin 1839.

Le voyage d’Auguste Durand : une image de la Russie éternelle

Anatole Demidoff confie la tâche à André Durand qui excelle dans la réalisation de dessins de voyage en France. Ses paysages de Normandie, d’Auvergne, des Alpes, de Lyon, Chartres, ou Les Andelys démontrent sa capacité à s’adapter à des territoires aussi variés – campagne, montagne ou vues citadines – ainsi que sa double qualité de dessinateur et lithographe. Ses aptitudes le font probablement remarquer auprès du prince Demidoff.

Carte du voyage d'André Durand en 1839.
Carte du voyage d'André Durand en 1839.

L’artiste suit un itinéraire tracé par Anatole Demidoff, lui faisant relever les villes historiques, à commencer par toutes les capitales que la Russie a connue, à l’exception de Kiev.L’excursion débute au Havre. Dans cette ville, André Durand représente le portail sud de la cathédrale Notre-Dame avec une exactitude remarquable. Cependant, l’artiste ne s’attarde pas en France. Il ne propose ainsi que deux vues du Havre dessinées le 1er juin 1839. Durand rejoint rapidement Hambourg, après avoir longé la frontière du Danemark en navigant sur l’Elbe. Si Hambourg n’est toujours pas la Russie, elle est une étape importante de ses pérégrinations. Il ne reste que trois jours du 4 au 6 juin, mais fournit déjà cinq dessins. L’étape suivante le mène à Lubeck en Allemagne. Après 63 kilomètres, il offre une image de la porte d’Holstein qui marque l’entrée dans la ville médiévale. Passé les murailles, il propose, entre autres, une vue de la place du marché découvrant au fond le palais du Sénat. André Durand reprend le bateau pour naviguer sur la mer Baltique et atteindre Saint-Pétersbourg le 16 juin. S’il commence par dessiner l’église de la Citadelles, il s’intéresse très vite aux autres monuments emblématiques de la Venise du Nord, porte d’entrée de la Russie. Le palais impérial, l’Académie des Beaux-Arts, la tour d’observation, en sont de bons exemples. Ainsi, Durand rend compte par ces monuments de l’esprit de Pierre Ier Le Grand – fondateur de la ville – qui souhaitait inscrire la Russie dans la modernité pour la placer en tant que nouvelle capitale européenne.

Le voyage n’est toutefois pas de tout repos. André Durand est arrêté sur ordre du gouverneur de Saint-Pétersbourg. Il le retient prisonnier, jusqu’à ce qu’Anatole Demidoff lui envoie « une autorisation signée des ministres de la guerre et de l’Intérieur pour copier tous les monuments publics ». Après 6 semaines à Saint-Pétersbourg entrecoupées par cette arrestation, André Durand reprend la route en direction de Moscou autour du 9 août 1839 et atteint Novgorod le jour-même. Là il profite des monuments de l’une des plus anciennes villes de la Russie européenne. Cette cité mentionnée dans les chroniques dès 859 offre des monuments aux façades simples et construits selon une logique apparente.

En ce sens, Novgorod contraste avec l’architecture de Moscou où l’exubérance est de mise. Après avoir passé le Twer le lendemain, il arrive à Moscou au plus tôt le 20 août. Il fait la connaissance d’un jeune médecin qui l’accompagne dans la suite de son expédition . Dans la ville, il dessine la montagne des Moineaux avant de représenter le Kremlin depuis le pont de Pierre Le Grand. De Moscou, André Durand tire vingt-deux vues lithographiées. Mais de cet ensemble, nous ne présentons que dix-neuf dessins, car ceux réalisés pour les planches 42, 47 et 48 sont manquants . La cité des Tsars est une étape essentielle, quand bien même la ville a été détruite partiellement après la politique de la terre brûlée adoptée à l’entrée des troupes de Napoléon. Les riches coupoles des églises comme celle d’Ismaëloff ou du Monastère de Devitchié-Polé offre une richesse architecturale inconnue en France.

André Durand poursuit son voyage vers l’Est dès le début du mois de septembre. Passant par Vladimir fondée en 1108, puis Nijny-Nowgorod – la « nouvelle ville sur les terres de la basse Volga » – il atteint Kasan à l’ouest de la Russie au plus tôt le 10 septembre. Cette ville prospère du fait de l’importance de son commerce, compte alors plus de 50.000 habitants. Elle propose un patrimoine architectural religieux représenté par les cathédrales baroques de Saint-Pierre et Saint-Paul, ou celle de l’Annonciation bâtie à partir du XIVe au sein du Kremlin. Le 28 septembre, Durand remonte le cours de la Volga. Il s’arrête à Kostroma où il visite l’intérieur d’une église en bois. En outre, la ville profite d’une histoire insolite. Détruite en 1773, elle réédifiée par Catherine II suivant la forme de son éventail. Après cet arrêt, André Durand reprend la route en direction de Yaroslaw, où Paul Demidoff a fondé une école scientifique. Avant de rejoindre Moscou, une dernière fois, l’artiste dessine cinq vues du Monastère de Troïtza construit par saint Serge au XIVe siècle au milieu d’une forêt. Le retour en France est proche et André Durand revient sur ses pas en repassant par Saint-Pétersbourg, Hambourg et Lubeck. Toutefois, il ne manque pas de faire une halte par le Danemark car ne l’ayant vu à aller que depuis le pont du bateau.
À son retour en France, Durand est assisté par Raffet pour l’insertion de figures dans les lithographies. Ce travail est poursuivi entre 1842 et 1848 .

La publication d’un voyage de référence sur la Russie

De ce voyage, un livre est publié. L’ouvrage est publié en 1842 par l’éditeur Gihaut qui confit l’impression à Auguste Bry. Ernest Bourdin propose une nouvelle publication après 1848. Toutes sont saluées. « Les paysages rapportés par Monsieur Durand forment maintenant un magnifique album » comme se félicite Pierre Larousse dans son Grand dictionnaire universel du XIXe siècle . La bonne réception de cet ouvrage par la critique contraste avec celle de La Russie en 1839 rédigée par le marquis de Custine sous la forme d’un recueil épistolaire. Il faut noter également que la postérité du voyage de Durand est plus importante que ne l’est celle du Voyage pittoresque en Russie et en Sibérie par Charles de Saint-Julien dont le souvenir est aujourd’hui plus lointain.

L’évolution de la dédicace de l’ouvrage interpelle. Notre premier frontispice est consacré à la princesse Bonaparte, épouse d’Anatole Demidoff. Son nom est en revanche barré sur le second. Ce détail induit une réalisation postérieure à 1847, date de séparation des époux autorisé par le Tsar Nicolas II. Le dessin est donc vraisemblablement destiné à l’édition de 1848.

Notre suite de quatre-vingt-treize dessins s’inscrit dans la bienfaisance et le goût pour les arts d’un prince russe. Éminent collectionneur et mécène, Demidoff jette un pont entre les arts graphiques et la littérature, tout en donnant son pays à aimer aux étranger. Contrairement au reste de la collection princière, éparpillée entre les plus grands musées anglo-saxons, la réunion d’un tel ensemble de cette provenance si prestigieuse est exceptionnelle. Son exposition à Paris en 2017 souligne l’intérêt pour un collectionneur contemporain de mettre ses pas dans ceux de cet auguste prédécesseur sur les chemins de la Russie éternelle.

Film en français : "Anatole Demidoff un voyage en Russie au XIXe siècle entre art et diplomatie"



Film en anglais : "Anatole Demidoff – A Journey through Russia in the 19th Century: Art as Cultural Diplomacy"


Film en russe : "Анатоль Демидофф путешествие по России в 19 веке между искусством и дипломатией"

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