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LA SAINTE ET LA SAINTE FAMILLE UN TABLEAU DE PLUMES COLONIAL DE LA NOUVELLE-ESPAGNE (XVIIE SIÈCLE)

Dimanche 09 juin 2013

par Pascal MONGNE

De tous les présents et trophées de guerre rapportés du Mexique par les conquistadors, les œuvres de plumes furent certainement les plus appréciées en Europe. Dès le XVIe siècle, la plume allait devenir l’attribut par excellence de l’Amérique et de ses allégories. Elle l’est encore de nos jours au travers de supports médiatiques modernes : romans, cinéma, publicité. Image de l’Amérique dès les premiers temps de la Découverte, la plume se devait être naturellement l’instrument de ceux qui œuvraient sur ses terres. L’Église, christianisant les Indiens, allait lui confier un rôle majeur et faire d’elle son ambassadeur auprès du Vieux monde.

Durant les trois siècles de présence coloniale, un art nouveau se développera, essentiellement religieux, à la confluence des deux mondes : mélange des influences européennes et des techniques indigènes. Nombreuses et variées furent les œuvres ainsi créées, réalisées uniquement en plumes ou associées aux pierres précieuses, à l’or, à la pâte de maïs ou à d’autres matériaux : calices, tabernacles, croix, statues de saints, scènes bibliques en trois dimensions, vêtements liturgiques (mitres et chasubles) et surtout images sacrées.

Environ 180 œuvres de plumes de la Nouvelle-Espagne peuvent être aujourd’hui comptées dans le monde. Les images sont les plus nombreuses. De ces dernières, quatre sont abritées en France en collections publiques :

• La Messe de saint Grégoire, Musée des Jacobins d’Auch (XVIe siècle),
• Le triptyque de la Crucifixion, Musée de la Renaissance d’Écouen (XVIe siècle),
• Le triptyque de la Vierge à l’Enfant, Musée-Château de Saumur, en dépôt à Auch (XVIIe siècle).
• Notre Dame et saint Luc, Musée du Quai Branly de Paris (XVIIIe siècle).
• La Sainte Trinité et la sainte Famille est ainsi le cinquième tableau colonial mexicain de plumes recensé en France.

Fixé sur une plaque de cuivre, support courant en peinture durant le XVIIe siècle, ce tableau a été réalisé selon l’une des deux principales techniques précolombiennes de la plumasserie connue au Mexique, celle de la mosaïque. Cette technique, de loin la plus complexe, ne semble avoir été utilisée qu’en Méso-Amérique. Elle exige de la part des artistes plumassiers (les Amantecas) une grande dextérité et une grande connaissance de leur art. Elle permit durant les périodes précolombiennes la réalisation d’une grande variété d’objets : rondaches,superficies ou bordures de vêtements, représentations de divinités, de plantes ou d’animaux (y compris d’oiseaux…). Les images sacrées coloniales furent également réalisées par cette technique.

Les plumes sont donc découpées au millimètre puis collées (avec généralement de la colle issue de l’orchidée) sur une couche de supports préparés pour l’occasion (feuilles d’agave, coton). Cette technique, utilisant le principe des patrons (comme chez les tailleurs), permet d’autre part de reproduire à l’identique des images semblables. L’art de la plumasserie coloniale est en fait un art de reproduction.

Au moins une dizaine de couleurs de plumes peut être notée dans cette œuvre, correspondant certainement à autant d’espèces d’oiseaux. Bien que les résultats de l’étude ornithologique ne soient pas encore connus, nous pouvons penser les oiseaux traditionnels de la plumasserie aztèque sont ici présents : aigrette, spatule, cotinga, trogon, perroquets et aras, et bien sûr le fameux couroucou (quetzal) ainsi que les colibris variés dont les plumes sont ici reconnaissables à leur miroitement.

Notons enfin l’existence d’éléments métalliques dorés (or ou cuivre doré) figurant certains décors :traditionnellement, l’art plumassier mexicain est associé à l’orfèvrerie.

L’art plumassier connaît une évolution iconographique et stylistique tout à fait reconnaissable. Elle est principalement due à la disponibilité des modèles européens existant sur place et, bien entendu, aux courants artistiques marquant les époques de fabrication. Si le XVIe siècle, qui voit la naissance de cette forme d’art sacré, semble avoir favorisé les tableaux de grande taille, représentant des scènes complexes(Messe de saint Grégoire, Crucifixion, Nativité), souvent d’inspiration flamande ; le siècle suivant met en avant une très forte unité stylistique: hiératisme des formes, stylisation des personnages, absence de perspective, compositions intimistes au nombre de personnages fort réduit. Caractéristiques sont également les gros nuages floconneux, présents sur presque tous les tableaux de cette époque ainsi que les bordures de volutes ou de motifs géométriques. Par son iconographie et son style, cette œuvre appartient pleinement au XVIIe siècle.

Bien que peu courante, les représentations associées de la sainte Trinité et de la sainte Famille ne sont pas rares dans l’iconographie chrétienne. Conformément à celle-ci, le tableau présente les deux thèmes, suivant deux axes (l’un vertical, l’autre horizontal) formant ainsi une croix. Considérant que l’art plumassier mexicain colonial est avant tout un art de reproduction, il ne fait pas de doute qu’une œuvre, probablement fabriquée en Europe et arrivée dans les malles des missionnaires (gravure probablement) ait servi de modèle. De plus amples recherches devraient en permettre l’identification. À ce titre, notons le Saint-Esprit occupant la partie centrale haute du tableau, très proche de celui représenté sur l’étendard de Cortès dans le codex Azcatitlán (fin XVIe siècle).

La fonction de la Sainte Trinité et la sainte Famille, comme pour les autres tableaux de plumes mexicains coloniaux, a pu être plurielle. Objet de dévotion (la perte de couleur, voire la disparition des plumes pourrait indiquer une ostension permanente), ce tableau fut également et très certainement l’un des nombreux exemples envoyés en Europe, destinés à montrer la qualité des arts indigènes au service de la Foi. Enfin, cette œuvre est un témoin du formidable syncrétisme (non seulement religieux) que la période coloniale favorisa durant trois siècles, et sur lequel le continent latino-américain s’est construit. À la croisée des chemins, elle est le produit et le modèle d’un métissage culturel et ethnique que nulle autre partie du monde n’a connu à une telle échelle.

Pascal Mongne
Responsable du cours Art des Amériques à l'école du Louvre


Bibliographie sélective
MARTINEZ del RIO deREDO, Marita.
• 1992, "La plumeria mexicana" en Buenas Vista de Indias, Vol. I, Junio, Sevilla.
MONGNE Pascal.
• 1994,"La Messe de saint Grégoire du Musée des Jacobins d'Auch; une mosaïque de plumes mexicaine du XVIe siècle", in Revue du Louvre, n° 5/6, Paris (p.38-47).
• 2004a “Le Triptyque de la Crucifixion”, in Le Triptyque aztèque de la Crucifixion, Les Cahiers du Musée national de la Renaissance, RMN, Paris (p. 30-36).
• 2004b “L’Art de la plumasserie”, in Le Triptyque aztèque de la Crucifixion,Les Cahiers du Musée national de la Renaissance, RMN, Paris(p. 38-79).
• Sous presse « Lahuella de los Tlacuilos. Tradición y aculturación en la Misa de san Gregorio del Museo des Jacobins de Auch”, in Cambios y continuidades en la escritura : codices y documentos, 53e Congreso de los Americanistas de Mexico, 2009, CIESAS.
RICARD Robert.
• 1933, La conquête spirituelle du Mexique, Travaux et Mémoires de l'Institutd'Ethnologie, n°20. Paris.
• Russo Alessandra, Diana Fane y Gerhard Wolf,
• 2006, « Feather Creations. Materials, Production and Circulation. An Introduction to the International Seminar Publication », en Nuevo Mundo Mundos Nuevos, n. 6, http://nuevomundo.revues.org/document1641.html].
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