L'art de la laque, urushi en japonais, comme celui de la porcelaine, est l'un des secrets les mieux gardés d'Extrême-Orient. Dès le milieu du VIIe siècle, la Chine et le Japon maîtrisent, seuls, les techniques de la laque. La sève de l'arbre -rhus vernicifera- est appliquée sur une âme de bois en plusieurs couches poncées, polies, sculptées et décorées en bas ou en haut-relief avec des incrustations de coquillage ou de métal, fascinant ainsi le monde entier.
Les Portugais et les Espagnols découvrent dès le XVIe siècle le marché très convoité qu'est le Japon, Xipangu. C'est en effet là que sont produits les meilleurs laques sur Terre. Les Japonais, alors en pleine guerre civile, donnent le nom de Nanban, c'est-à-dire "Barbares du Sud", aux laques exportés par les Portugais. Si la forme bombée des coffres est ibérique, la technique d'incrustation de nacre sur toute la surface vient du Gujarat en Inde, la peau de raie arrive du royaume de Siam et les ferronneries sont imaginées en Europe. Le Japon apporte, lui, la technique ancestrale de ses laqueurs. Les clients finaux sont répartis à travers les mers : l'Empereur de Chine, la Cour Mongole aux Indes, l'aristocratie européenne ou les richissimes conquistadors du Nouveau Monde... Il s'agit du premier témoignage de la mondialisation de l'industrie du luxe.
L'insistance des Jésuites, inspirés par Saint-François-Xavier, à convertir au Christianisme des régions entières du pays et la hardiesse commerciale des Hollandais, poussent le nouveau gouvernement miliaire du shogun à fermer le Japon aux Portugais, à la fin des années 1630. Le commerce entre l'île et l'Europe est désormais réservé à la seule Compagnie néerlandaise des Indes orientales (V.O.C.). Non prosélyte et dirigée par le comité des Heren XVII depuis la Hollande, la V.O.C. a installé un comptoir au Japon, sur l'île d'Hirado, en 1609. Les laques exportés par les Hollandais sont appelés kōmō shikki en japonais, c'est-à-dire : "cheveux roux" !
Le chef du bureau de commerce de la V.O.C. au Japon est alors un français, François Caron, installé depuis plus de vingt ans au pays du Soleil Levant. Bénéficiant de la confiance du shogun Togugawa Iemitsu, il passe, vers 1639-1640, une commande somptuaire aux meilleurs ateliers de laqueurs de Kyoto, la ville impériale, afin de créer les pièces les plus époustouflantes jamais réalisées. Toutes les techniques de laque noir sur fond or, maki-e, sont utilisées sur l'étendue des panneaux, dans un style pictural narratif inédit. Le programme iconographique choisi est mythique. Il s'agit du Dit du Genji : le premier roman de la littérature mondiale, au XIe siècle, narrant la vie et les amours du Prince Genji et la vie de cour.
Aucun luxe n'est épargné : dimensions exceptionnelles, incrustations de métal et d’argent en relief, usage de l'or sans limite, exubérance des détails et des personnages dont la finesse permet même de compter les doigts, frises symboliques de môns empruntés à la plus haute aristocratie japonaise : shogun (régents militaires) et daymio (gouverneurs régionaux)... Les laqueurs livrent, pour l'occasion, des pièces strictement réservées aux trousseaux de mariage de l'élite japonaise. Dans ces trousseaux, ce coffre correspond à la taille du plus grand meuble. Il s’agit d’un nagabitsu, longs coffres à vêtement. L'objectif est de faire parvenir ces objets de rêve aux plus puissants personnages du monde, afin de frapper les esprits et d'assurer la suprématie commerciale de la V.O.C. La fabrication dure plusieurs années et le 1er octobre 1643 « l’Orangienboom » quitte le Japon direction Batavia avec à son bord quatre coffres « extraordinarij shoon » (extraordinairement beaux) comptés chacun pour la somme de 144 taels : plus de quatre fois supérieure aux laques habituellement transportés ! Mais l’Europe est déstabilisée par la guerre de 30 ans, et le coût de revient de ces objets est jugé prohibitif. La commande fabuleuse reste de longues années dans les entrepôts de la Compagnie des Indes, qui suspend ses commandes jusqu’en 1658, date à laquelle le Cardinal Mazarin enrichit sa collection de laques, renouvelant le goût et les commandes en Europe.
Ce coffre fait partie des commandes exceptionnelles de la V.O.C. Une dizaine de pièces seulement nous sont parvenues aujourd'hui, dont le coffre dit "du Duc de Mazarin", conservé au Victoria & Albert Museum de Londres. Ce coffre est le plus grand de cet ensemble connu comme le « Fine Group ». Il pourait être l’un des quatre coffres « extraorindarij shoon » exportés par la V.O.C. en 1643. Le coffre du Victoria & Albert Museum étant orné de plantes automnales (bambous), celui-ci de fleurs de magnolias fleurissant en mai et en juin, pourquoi ne pas envisager que ces quatre coffres correspondent aux quatre saisons illustrant le Dit du Genji ?
Prenant conscience que de véritables trésors quittent son territoire, le Japon interdit, en avril 1641, l'exportation des grands laques à motifs de villes et de soldats en armes, sous peine de décapitation. L'interdiction reste en vigueur plus de deux siècles, sans que l'engouement pour les laques ne cesse à travers le monde. François Caron quitte alors le Japon et le comptoir hollandais est exilé sur une île artificielle en face de Nagasaki. Plusieurs centaines de grandes pièces, moins luxueuses, et plusieurs milliers de petites pièces sont cependant exportées de façon limitée en dehors du Japon jusqu'à la fin du XVIIe siècle, puis auXVIIIe siècle. Elles font l'orgueil des plus grands collectionneurs : du Cardinal Mazarin à la reine Marie-Antoinette, en passant par l'Empereur Kangxi ou le roi de Saxe Auguste Le Fort. Aux XVIIIe et au XIXe siècles, un grand nombre de ces meubles en laque, coffres et paravents, sont sciés en panneaux pour être plaqués sur des meubles européens "dans le goût de La Chine" : commodes, cabinet, secrétaires, encoignures et autres armoires... ruinant à tout jamais les précieux laques originaux du Japon.
Ce grand coffre été acheté, comme le coffre du Victoria & Albert Museum, avec de nombreux autres laques, à Amsterdam, en janvier 1658, pour le Cardinal Jules Mazarin, par l'intermédiaire de l'ambassadeur de France, et envoyé à son commanditaire sur un "vaisseau de guerre". Il porte le numéro 829 de l'inventaire après décès du Cardinal, et était placé dans l'actuelle galerie Mazarine de la Bibliothèque nationale. L'une des nièces du Cardinal en hérite, Hortense Mancini, Duchesse de Mazarin, ou Marie-Anne Mancini, Duchesse de Bouillon. On le retrouve en effet dans la vente de la collection du Duc de Bouillon, en 1801. Il est alors acheté par William Beckford et quitte la France. Le coffre du Victoria & Albert Museum figure, lui, dans l’inventaire après décès du Duc de Mazarin en 1699, puis quitterait la famille du Cardinal, lors de la vente aux enchères du château de Chilly Mazarin en 1738. Acheté par le marchand mercier Julliot, il serait vendu, lors de la vente du stock de ses descendants, en 1802, à William Beckford. Il retrouve alors ce grand coffre, et ne le quittera pas jusqu’en 1882. Notre coffre figure dans le catalogue de la vente de la propriété de Fonthill Abbey en 1823, sans succès. Les deux coffres sont ensuite attribués à la fille de Beckford, Euphémia, épouse du Duc de Hamilton, qui le place dans son château en Écosse. À la vente des collections de Hamilton Palace par son petit-fils en 1882, les coffres sont séparés. Le petit est acheté par le Victoria & Albert Museum. Ce grand coffre est acheté par Sir Trevor Lawrence, qui le chérit, l'expose généreusement et lui consacre un ouvrage. Vendu, en 1916, à l'homme politique britannique Sir Clifford Cory, la trace de ce coffre disparaît en 1941, lors du décès du baronnet, pendant la bataille d'Angleterre. Nos recherches ont permis de le retrouver dans les collections du Docteur Zaniewski à Londres, avant qu'il ne quitte le territoire britannique vers 1970, dans les bagages d'un ingénieur français de la Shell Petroleum et qu'il suive les pérégrinations professionnelles de son propriétaire à travers le monde. Installé depuis 1986 dans le Val de Loire, en France, avec son coffre, cet ingénieur avait transformé son meuble... en bar
La découverte de ce coffre par Philippe Rouillac, et son identification par Aymeric Rouillac, début 2013, l'un des quatre plus grands coffres en laque dans la collection du Cardinal Mazarin, est un moment marquant de l'histoire des arts. C'est le plus beau, le plus grand et le plus prestigieux meuble connu de cette époque. Peut-être aussi le plus recherché ? Son pedigree et son histoire en font un meuble unique, sans équivalent à travers les collections mondiales.
POUR ALLER PLUS LOIN