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CHOMO, ANARCHISTE DE L'ART ET MAITRE DU DÉRISOIRE

Samedi 26 décembre 2009

Le Monde, Harry Bellet


Mort en 1999, l’artiste a vécu près de 40 ans en forêt de Fontainebleau, où il a construit son village et son oeuvre

« Les intellectuels ont créé des frontières pour empêcher les ouvriers, les bergers, les simples, de s’exprimer », écrivait en 1978, avec une orthographe qui n’a malheureusement point cours ici, Roger Chomeaux, dit Chomo (1907-1999) dans un livre d’entretiens recueilli par Laurent Danchin (Chomo, un pavé dans la vase intellectuelle, éd. Jean-Claude Simoën). Le même Danchin lui consacre, avec Martine Lusardy, une exposition à la Halle Saint-Pierre, à Paris, «Chomo, le débarquement spirituel », jusqu’au 7mars 2010. Il nous a aussi aidé à franchir une autre « frontière» –ainsi la nommait Chomo –, un fragile grillage de cage à poules qui sépare la route de l’antre que l’artiste s’était constitué dans la forêt de Fontainebleau.

En novembre, avec Danchin, nous avons cheminé dans les bois le long d’une sente feuillue. Sous une pluie battante. Mais, qu’il ait plu ou venté, ce diable de Chomo a vécu là durant près de quarante ans avec sa compagne, et ses enfants durant les vacances. Avec des visiteurs, qui sont pour beaucoup devenus, comme Laurent Danchin, des aficionados. Chomo les recevait principalement en fin de semaine.

Ils passaient d’abord à l’Église des pauvres, admirer des sculptures de verre et de plastique, puis dans la maison préfabriquée qu’il habitait, et où il abritait une autre partie de ses sculptures, dont les oeuvres parfaitement classiques qu’il avait exécutées lors de ses  études à l’Ecole des beaux-arts, ensuite au Sanctuaire des bois brûlés, avant de terminer la balade dans le Refuge, autrefois nommé le Remorqueur réfrigéré, à la toiture faite de capots de voiture récupérés dans des casses,où ils dégustaient un hydromel de sa fabrication, car Chomo était aussi apiculteur. L’entrée du site était libre : on ne payait qu’en sortant…

Hormis le préfabriqué où il vivait, il a construit lui-même ces maisons, parfois très grandes. L’homme, plutôt du genre maigre et sec, n’était pas un colosse, mais des témoins se souviennent l’avoir vu soulever seul des troncs entiers de pins, afin de les positionner en façade pour en faire des colombages. Ce bâti de bois mis en place, il disposait dans les intervalles son fameux grillage à poules – avec lequel il a aussi réalisé l’âme de bien de ses sculptures –, et floquait le tout d’un enduit à lui, assez solide pour avoir jusqu’ici résisté aux intempéries. Mais il avait auparavant réservé ; des espaces pour les bouteilles: disposées en motifs géométriques, en rosaces, ou en figures anthropomorphes, elles amenaient par leur transparence colorée la lumière à l’intérieur. Qu’un rayon de soleil les éclaire, et notre conviction est faite : avec des moyens dérisoires, Chomo était maître dans l’art du vitrail.

Des moyens dérisoires, mais qui pouvaient faire craindre pour son foie : toutes les allées, nombreuses, de son«village d’art préludien », comme il l’avait nommé, sont bordées de bouteilles ; retournées et à demi enterrées, très soigneusement alignées pour maintenir la terre, le sable et l’humus. Tirées au cordeau, avec l’obsession du jardinier qu’il était aussi :  existent encore quelques parcelles, parfaitement rectilignes, des potagers où poussait l’essentiel de sa subsistance.

En contrebas, un grand bassin rond, aux margelles impeccables, réalisées avec la pierre du cru, des blocs de rocher qu’il a su disposer avec un soin qui aurait laissé pantois les Romains eux-mêmes. Ses enfants s’y baignaient l’été, et ses abeilles s’y abreuvaient. Ses abeilles! Quelques ruches vides en haut du terrain sont la seule trace de ces bestioles qui, tout autant que son art, épataient les visiteurs: Chomo leur parlait. Des photographies le montrent le visage couvert d’Apis mellifera. Et Jean Camion,qui ut son premier et son dernier galeriste – à vrai dire le seul –, raconte dans le catalogue de l’exposition de la Halle Saint-Pierre ce jour de rite initiatique, où, la tête plongée dans une ruche, il entendait Chomo murmurer à ses  insectes : « Zzzzzzz… Mes chéries, ne piquez pas mon ami Jean Camion, ne le piquez pas, soyez sages! Zzzzzz.»;

Jean-Hubert Martin s’en souvient aussi qui, pressentant Chomo pour participer à sa mémorable exposition «Les magiciens de la terre », au Centre Pompidou en 1989, s’entendit répondre par l’intraitable bonhomme qu’il n’accepterait qu’à deux conditions: être le seul artiste présenté et exposer aussi ses ruches ! C’est que des expositions, de son vivant, Chomo en eut, en tout et pour tout, une; seule – deux, à dire vrai, avec l’hommage rendu non loin, en 1991, par Milly-la-Forêt (Essonne). C’était en 1960, à la galerie Jean Camion, à Paris. Le jour du vernissage, 3500 personnes sont là, la rue des Beaux-Arts bloquée. André Breton y passe des heures. Dali se pâme. Picasso vient aussi. Comme Cocteau, qui se fait insulter par Chomo, et Henri Michaux, qui s’entend dire qu’il « pue le cadavre ». Un amateur négocie une sculpture. On s’apprête à lui faire un rabais, lorsque Chomo surprend la conversation : «Nom de Dieu, Camion, tu fais le marchand de fromages? Foutez-moi le camp, Monsieur ! » Tout comme il vire une Rothschild, mécène de la galerie, qui voulait lui acheter cinquante dessins.

Pourtant, Roger Chomeaux était né pauvre. À Berlaimont (Nord), petit village au bord de la Sambre où son père vendait des tissus. Le môme braconne et,comme il n’est pas bon élève (c’est lui qui le dit), atterrit à l’Ecole des beaux arts de la région. L’été, dans une marbrerie,il taille des pierres tombales. Puis monte à Paris, toujours aux Beaux-Arts, où il rafle tous les premiers prix de sculpture. Voilà de quoi nuancer l’idée d’un tenant de l’art brut. Quoique: « J’ai mis quarante ans à me décrotter des académies…», disait-il. En attendant, il se marie, avec Germaine Amélie, caissière, et originaire de Tulle, qui bientôt crée une maison de vente de laine. Chomeaux conseille la clientèle. Mobilisé en 1940, il est fait prisonnier et reste deux ans dans un stalag de Pologne. Il en rapporte des dessins extraordinaires d’humanité, heureusement conservés, mais jamais montrés. Puis, ses démarches dans les galeries parisiennes ne donnant rien, et lui même ne faisant pas grand-chose pour s’y pousser, il s’installe dans le terrain qu’a acquis son épouse, au fond de la forêt. Il y vivra, moins ermite qu’anarchiste génial,y développant une oeuvre et une manière d’être à nulle autre pareille.

Harry Bellet

A la Halle Saint-Pierre, la restitution partielle d’un univers exceptionnel

SI BELLE et instructive soit-elle, l’exposition «Chomo, le débarquement spirituel» à la Halle Saint-Pierre, c’est du Chomo en boîte. Il y manque les abeilles et l’odeur de l’humus. Pourtant, elle est installée avec soin et, grâce à quelques grandes photographies qui tentent de restituer l’atmosphère du «village d’art préludien», on pénètre doucement dans cet univers exceptionnel. Il y a, d’abord, le sculpteur. Deux grands totems suffiraient seuls à en témoigner: des «gardiens» qui auraient pu être façonnés par un chaman passionné ; et possédé d’une tribu d’Océanie. Mais, dans un autre registre, il y a aussi L’Abbé, de 1979, avec ses bésicles rondes, digne du Musée national d’art moderne. Dans d’autres cas, on pense parfois à Joan Miro, mais un Miro retourné à l’état sauvage. Les tableaux, même si Chomo y tenait beaucoup, sont parfois moins convaincants, trop systématiques à l’œil d'aujourd’hui. Sans doute parce que, «naturaliste» en diable, il aimait à s’inspirer des formes régulières que le Bon Dieu se plaît à disposer, mettons, sur des ailes de papillon. Le Bon Dieu, parlons-en. Chomo l’athée, quoique sculptant son « abbé », a aussi réalisé un Christ. Depuis 1991, il est offert à la dévotion des fidèles de l’église de Milly-la-Forêt (Essonne). Mais il y a aussi des fragments de poèmes, et une salle à ne pas rater, consacrée à Chomo cinéaste (avec Clovis Prévost et Jean-Pierre Nadau), qui fait allusion à une autre facette du personnage, Chomo musicien. Il fut en effet l’un des premiers, et probablement l’unique en forêt de Fontainebleau, à posséder un synthétiseur. «Moi, ce qui me tient debout,c’est le son. C’est la musique qui m’aide à grimper l’échelle…», confiait-il à son amie l’artiste ; Josette Rispasle, qui décrit un équipement électroacoustique très sophistiqué perdu au milieu des bois.

Classifier l’inclassable

Des bois aujourd’hui désertés. À la fin du mois de novembre, pendant une semaine, deux commissaires-priseurs, Aymeric et Philippe Rouillac, avec dix collaborateurs, sont venus dans le froid et la boue inventorier les lieux. «Catalogage précis,  inventaire photographique: 850 numéros pour près de 1000 œuvres et 3600 photos – enlèvement dans deux semi-remorques pour plus de 60 m3 et sécurisation dans un lieu sec…», précise Maître Rouillac. Il ne s’agit pas de jeter Chomo à l’encan, mais bien de protéger son oeuvre, qui n’était jusque-là abritée des malandrins que par un grillage à poules. Les bâtiments, eux, sont toujours là. Quel est leur avenir ? Les héritiers peuvent les entretenir, mais n’ont pas les moyens de les ouvrir à la visite, contrairement à leur désir. Pourtant, depuis 2000,comme l’explique Marielle Magliozzi dans son livre L’Art brut, architectures marginales (L’Harmattan), un dossier est déposé pour un classement aux Monuments historiques. Dossier rejeté, en dépit d’un rapport favorable, parce qu’il manquait précisément un inventaire tel qu’il vient d’être réalisé et que, les œuvres de Chomo n’ayant jamais fait l’objet d’un commerce, elles n’avaient pas de cote. Maître Rouillac en dispersera donc quelques rares exemplaires aux enchères en juin 2010, à Cheverny, pour enfin classifier l’inclassable. Restera aux autorités leur part de responsabilité: elles auraient tout intérêt à mettre en valeur un tel endroit, et, pourquoi pas, à en coupler la visite avec un autre monument local, Le Cyclop, réalisé non loin de là par Niki de Saint Phalle et Jean Tinguely.

Ha.B.

«Chomo, le débarquement spirituel»

Halle Saint-Pierre, 2, rue Ronsard, Paris-18e. Mo Anvers.
Tél. : +33 (0)1 42 58 72 89
De 10 heures à 18 heures. Jusqu’au 7 mars 2010. Catalogue, 64p., 25 €.

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