FR
EN

1889 : expédition gagnante

Jeudi 09 juin 2022

La Gazette Drouot, Sarah Hugounenq

Un château tourangeau, une vasque gravée d’animaux prophylactiques emplie de géraniums, le souvenir d’un aïeul parti en expédition dans l’Alaska des premiers explorateurs. Tels sont les ingrédients de la nouvelle découverte de la maison Rouillac.

Chapeau rond, col cassé et guêtres contrastent avec la pose nonchalante, à cheval sur le bout-dehors d’un rafiot à voile amarré à un ponton au cœur du cercle polaire. En 1889, ces quatre tout jeunes aristocrates bretons et tourangeaux photographiés sont parmi les premiers Occidentaux à fouler le sol de la Colombie-Britannique et de l’Alaska. La «Grande Terre» a été rachetée vingt ans auparavant par les États-Unis à la Russie. Jeunes érudits bien-nés, Georges et Abel de Massol de Rebetz, accompagnés de leur cousin Xavier de Monteil et du photographe Georges de La Sablière, entament une expédition dans le Grand Nord américain. L’aventure durera l’espace d’un été, avant que les deux frères ne reprennent leur vie de bons pères de famille, enfouissant les souvenirs d’une jeunesse exaltée. Conservé au musée du quai Branly - Jacques Chirac dans le fond Xavier Monteil, le cliché sépia était l’un des rares témoignages nous étant parvenus de cette expédition privée de l’aristocratie française… jusqu’à ce que la maison Rouillac découvre les témoins matériels de cette aventure dans un château tourangeau.

Souvenirs familiaux

Appelé pour effectuer un tri dans les biens de famille entassés au grenier au fil des générations, Philippe Rouillac a eu le nez creux. « Il y avait toutes sortes de choses, des coffres à châle du règne de Charles X, des fauteuils, des portraits de famille, et sur une table branlante un vase en bois gravé, planté de géraniums. Je me suis dit que c’était peut-être mieux qu’une jardinière. Personne ne savait comment cet objet était arrivé dans la famille. On a décidé de le rapporter et d’entamer des recherches. » Le verdict de l’expert et marchand Anthony Meyer, pointure de Saint-Germain-des-Prés en matière d’art premier, tombe : ce vase n’est autre qu’un récipient cérémoniel pour des mets de qualité, comme du saumon, utilisé dans les populations haida ou tlingit du XVIIIe siècle. À la lumière de cette affirmation, les souvenirs familiaux refont surface, dont celui de cet aïeul parti à 27 ans pour l’Alaska. À chercher davantage dans le grenier, la malle d’expédition en peau de bête et la documentation de l’expédition sont exhumées, avec cartes historiques et proto-manuels touristiques. Plus loin, une pagaie cérémonielle tsimshian ou haida, encore ornée de ses mèches en crin de cheval, une paire de petites pagaie polychromes, une boîte au couvercle gravé de têtes zoomorphes et des bottes en daim ornées de pendeloques complètent le tout. Dans cet ensemble mis en vente à l’occasion de la 34e Garden Party de la maison Rouillac, le 20 juin au château d’Artigny, le bol cérémoniel reste la pièce centrale.

«Retrouver ces témoignages cent trente ans après leur collecte dans la même famille est exceptionnel»

Un objet vivant

Sa facture en fait l’un des exemplaires les plus travaillés connus à ce jour. Chaque détail trahit le haut degré de maîtrise technique de ces cultures. Monoxyle, l’écuelle aux quatre côtés a été façonnée à partir d’une planche de bois assouplie, puis pliée par vapeur. Le tout est chevillé sur le fond et cousu avec de la racine de pin battue. La gravure, travaillant la surface par contraste, donne à voir un animal mythologique. Selon Anthony Meyer, cet emblème totémique est un ours marin, avec son nez hachuré et ses dents sur une face, ses bras et griffes sur les côtés, et une queue de baleine qui remonte à l’arrière. Les incrustations d’opercules d’escargots marins et de rondelles d’ormeaux irisés promettront, après une nécessaire restauration, de redonner son lustre particulier à l’ensemble. Entre mythe et technicité, sur les parois incurvées du bol, les lignes organiques semblent s’animer au rythme d’une respiration bombant la panse de cet être légendaire.

Rareté

Si les musées du Vieux Continent conservent quelques bols cérémoniels du Nord-Ouest américain, aucun ne rivalise avec ce haut degré de technicité. Le Musée canadien de l'histoire, à Gatineau au Québec, est l’un des rares à posséder un exemplaire similaire, représentant une baleine. « Peu de français ont visité ou exploré cette région, donc le grand public est moins au fait de cet art qu’on pourrait le souhaiter, confie Anthony Meyer. Le musée du quai Branly - Jacques Chirac conserve quelques beaux objets de l’art haida, comme la coiffe à tête d’oiseau ; non seulement il abrite très peu de sculptures, mais ces pièces ont été acquises sur le marché, et ne sont pas issues d’une expédition française. Outre leur pureté formelle, la célébration des techniques de travail du bois, comme ces lignes rythmiques à l’intérieur du bol — évoquant l’art du tissage des nattes —, retrouver ces témoignages cent trente ans après leur collecte dans la même famille est exceptionnel, tout comme la présence des photographies et archives de l’expédition au musée du quai Branly. » Pour prouver la rareté de sa découverte, l’expert affirme n’avoir dénombré que dix à quinze bols similaires passés sur le marché public européen (dont trois ou quatre en France) depuis un demi-siècle. Proposée à 40 000/60 000 €, cette découverte saura-t-elle déjouer la méconnaissance hexagonale de cette terra incognita ?
Inscrivez-vous à notre newsletter :
Suivez-nous :