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Et au milieu coule une rivière…pour pêcheurs américains

Samedi 16 octobre 2021 à 07h

Cette semaine, Jean-François nous envoie la photographie d’un tableau. Philippe Rouillac, notre commissaire-priseur, nous fait part de son avis.



La pêche à la mouche évoque pour les étatsuniens le fantasme d’une vie authentique. Magistralement porté à l’écran par Brad Pitt, Et au milieu coule une rivière est un classique du genre. En adaptant La Rivière du sixième jour, Robert Redford y livre l’un de ses plus beaux films en tant que réalisateur. Richard Brautigan, poète marginal, parangon de la contre-culture américaine, publie dès 1967 La Pêche à la truite en Amérique. Depuis lors, les rivières du Montana et la pêche à la mouche demeurent dans l’imaginaire collectif américain un paradis perdu de la Beat Generation.
Le tableau de Jean-François date à notre avis des mêmes années ; s’il est difficile d’en situer la scène géographiquement, culturellement on est à portée de canne à pêche.

Dans un format plus long que haut, qu’on appelle en photographie un paysage, le peintre déploie sa composition en trois plans verticaux. Dans un premier tiers deux rives et une cascade, dans un second, une forêt s’imagine par transparence, au troisième plan, le ciel. Cette structure du paysage tripartite trouve sa source dans la peinture hollandaise du XVIIe siècle. Meindert Hobbema livre plusieurs chefs-d’œuvre selon ce canon, telle que la fameuse Vue de Delft de Vermeer conservée à La Haye. Il est peu probable que le peintre de l’œuvre de Jean-François ait regardé les maîtres hollandais, mais le système a eu tant de succès qu’on le cite parfois sans en connaître l’origine.

Verticalement, la composition est également ternaire, la terre étant symétriquement séparée par le cours d’eau. Pour rompre avec la monotonie d’une symétrie parfaite, l’arbre de gauche a été agrandi. Il permet ainsi de tracer une diagonale qui redynamise le tableau.

La couleur est également mise au service de cette diagonale, les seules couleurs chaudes se trouvant au pied de l’arbre. Naturellement, l’œil humain a tendance à se fixer en premier sur le rouge ; ici, on se déporte légèrement vers la gauche. La vitesse de l’eau et le débit de la rivière sont perçus grâce à la touche vaporeuse du ciel. Au-dessus de la cascade, il semble plus flou, comme si les rayons du soleil étaient diffractés par des gouttelettes d’eau : une sorte de sfumato, pas vraiment léonardesque…

En bas à gauche, on distingue une signature : André Martin. Il nous est impossible de retrouver la trace de ce peintre qui n’a pas de côte aux enchères publiques. Les éléments exposés précédemment prouvent que l’artiste possède une certaine maitrise de la composition, mais cela ne suffit pas à faire de lui un grand peintre.
Plus que l’influence hollandaise, c’est celle de l’École de Barbizon qui marque le plus l’art d’André Martin. L’évolution de la technique et l’invention de la peinture en tube ont permis aux artistes d’aller exercer leur art directement sur le motif. Paradoxalement, le soin donné à la construction de notre toile ne semble pas compatible avec l’immortalisation d’une impression fugace. On imagine mal André Martin avec son chevalet devant cette cascade. L’ambiance est trop fade, sans surprise, sans naturel - en un mot, artificielle.

Le tableau de Jean-François ne serait pas adapté à une vente aux enchères, sa valeur étant inférieure à 100 euros. Si dans les années 1960 l’œuvre aurait pu avoir plus de succès avec une clientèle américaine amatrice de pêche, aujourd’hui elle semble un peu kitsch.
Mais qui sait… peut être qu’un demi passage à la broyeuse à papier lui permettrait d’atteindre, comme le Banksy vendu ce jeudi à Londres, les vingt-deux millions d’euros !
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