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« Toute révolution devrait commencer par une réforme du dictionnaire »

Samedi 02 octobre 2021 à 07h

Cette semaine, Jacky nous envoie la photographie de deux ouvrages. Aymeric Rouillac, notre commissaire-priseur, nous fait part de son avis.



Cette citation introductive de Victor Hugo révèle l’importance du langage dans la construction même des idées. Avec presque cent mille mots, la langue française offre des richesses inexploitées, des mots qui sonnent comme des voyages, et même des étymologies venant de civilisations éteintes. Toujours en mouvement, l’Académie française ajoute chaque année de nouveaux termes et de nouvelles significations qui remplissent peu à peu les dictionnaires. À titre d’exemple, en 2022, les très techniques nasopharynx ou aérosolisation seront intégrés au Robert, à déguster avec chawarma et truffade, sans mythonner !

Le premier pays à se doter d’un dictionnaire monolingue est l’Espagne, en 1611, avec la parution du « Tesoro de la lengua castellana o española » de Covarrubias. Depuis l’antiquité sumérienne il existe des ouvrages bilingues permettant d’établir le sens des mots par comparaison idiomatique. Pourtant, il faut attendee le début du XVIIe siècle pour voir émerger en Europe l’ambitieux projet de référencer l’intégralité des mots d’un peuple. Cette entreprise a un impact très important sur les langues elles-mêmes, car elles tendent à les normaliser géographiquement et à en standardiser l’orthographe. Qualifié par Pierre Larousse de « siècle des dictionnaires » le XIXe voit les projets se multiplier en Franc, parmi lesquels le très prisé Littré et le très politisé Lachâtre.

Éditeur français né à Issoudun, ami de Proudhon, Lachâtre est un intellectuel anticlérical célèbre pour avoir édité pour la première fois dans la langue de Molière le Capital de Karl Marx. En 1852, il publie une première édition de son Dictionnaire Universel. Ayant saisi la leçon hugolienne, il se sert de cet ouvrage pour porter ses idées politiques. Aussi, numérisé sur Gallica, la bibliothèque nationale numérique, on se plait à y chercher la définition de démocratie : « la démocratie anglaise fait des progrès. L’avenir appartient tout entier à la démocratie ». Replacé dans son contexte historique, force est de constater que la neutralité d’opinion, que l’on pense a priori essentielle à la rédaction d’un tel ouvrage, est évacuée par Lachâtre. D’autres textes polémiques lui valent l’exil, et il faut attendre la fin des années 1870 pour qu’il revienne en France. Il publie à cette occasion une nouvelle version de son ouvrage.

C’est cette seconde édition du Dictionnaire Universel que Jacky nous soumet. Au-delà du texte, lorsque l’on expertise un volume il faut également se pencher sur son aspect physique. La qualité de la photo transmise ne permet pas d’être catégorique, mais on imagine qu’il s’agit d’une reliure en demi-maroquin, c’est à dire que les plats sont cartonnés et que le dos et une petite portion de chaque plat est recouverte d’un cuir très fin. Les dos semblent lisses, sans nerfs apparents. Cette technique permet d’imiter à moindre frais un livre entièrement relié. Lorsqu’il est posé dans une bibliothèque, cela fait illusion, mais il ne trompe pas les véritables bibliophiles. Puisque nous sommes face à une réédition, et compte tenu de leurs états et de leurs reliures, les tomes de Jacky ont une valeur infime. Cette année, deux ouvrages identiques ont été adjugés 1 euro à Paris. Ce désamour des collectionneurs s’explique par le fourmillement de dictionnaires qui sont naturellement édités à de très nombreux exemplaires. Par ailleurs, l’évolution de la technique et les outils numériques tendent à remplacer l’usage de ces ouvrages papier. En tant que texte, l’œuvre de Lachâtre est loin d’être dénuée d’intérêt, mais en tant qu’objet de collection, on lui préférera de beaucoup les sujets littéraires. Le contact des livres de Jacky pourra néanmoins satisfaire un jeune et curieux lecteur, à la recherche des mots perdus… par définition.
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