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Miroir, ô mon beau miroir…

Samedi 23 mai 2020 à 07h

Cette semaine, Jean-Pierre de Vineuil nous fait parvenir la photographie d’un miroir de Venise. Me Philippe Rouillac, notre commissaire-priseur, nous donne son avis.



« Miroir, ô mon beau miroir, dis-moi qui est la plus belle ? ». Tels sont les mots que la conscience collective retient du monologue quotidien de la belle-mère de Blanche-Neige. Et pourtant, jamais la reine Grimhilde n’a prononcé cette phrase ! Elle dit en vérité : « miroir magique au mur, qui a beauté parfaite et pure ? » Cette conviction erronée porte en psychologie le nom « d’effet Mandela ». En effet, lorsque l’ancien président Sud-Africain meurt en 2013, un très grand nombre d’anglo-saxons étaient convaincus d’avoir vus des reportages télévisés sur sa mort trente ans auparavant… Cette certitude faussée est donc un phénomène aussi mystérieux que les premières découvertes à l’enfance de son reflet dans un miroir.

S’il est peu probable que notre lecteur se demande chaque matin s’il est le plus beau, il n’empêche que son miroir y serait propice, car de très belles dimensions et présentant une riche ornementation. Mais quel est-il, d’où vient-il ? D’abord, ce miroir peut-être dit à parcloses. Il présente une glace réfléchissante dont la partie centrale est entourée d’un large cadre composé de partie en miroirs. Il peut surtout être qualifié de « miroir vénitien », en raison de ses baguettes en verre teintées en bleues et sa riche ornementation de bronze doré à motifs de palmettes, entrelacs ou autres rangs de perles. Venise se présente à la Renaissance comme l’épicentre de la miroiterie, car y développant un savoir-faire extraordinaire, bien aidé par sa connaissance de la production de verrerie sur l’île de Murano depuis le Moyen-Âge. Si les premiers miroirs durant l’Antiquité sont réalisés à partir du polissage d’une surface métallique - bronze, cuivre voire argent - Venise met au point une technique utilisant un verre recouvert d’un amalgame d’étain et mercure. En d’autres termes, les artisans forment un alliage de métaux avant de l’appliquer sur une glace. Ainsi, cette partie métallique, appelée le tain, renvoie l’image de celui qui se regarde. Les vénitiens gardent cette technique secrète en prenant les mesures les plus drastiques. Les artisans de la lagune sont confinés à Murano dès le XIIe siècle et doivent être munis d’une autorisation pour en sortir. Aussi, la présence des étrangers est interdite. Ces précautions rappellent vivement notre actualité !

La technique jalousement gardée finit par s’échapper et arriver en France sous l’impulsion de Colbert. Considérant que l’importation de grandes glaces est trop coûteuse, il parvient à faire venir quatre artisans locaux malgré la surveillance des services d’espionnage de la République de Venise. S’installant dans le Faubourg Saint-Antoine à Paris, ces miroitiers vénitiens sont le socle de la Manufacture royale de glaces de miroirs ouverte en octobre 1665. Après quelques rivalités entre artisans français et italiens et plusieurs déconvenues techniques, la Manufacture royale parvient à livrer trois cent cinquante-sept miroirs pour la galerie dite des Glaces du château de Versailles. Les miroirs reflétant la lumière et la vue privilégiée sur les jardins donnent un effet de plein air. Ce décor d’apparat signe l’émancipation de la France envers Venise et se présente également comme la démonstration d’un haut savoir-faire technique. Toute l’Europe, les cours étrangères sont ébahies, la balance du commerce extérieur ressent l’effet bénéfique de telles exportations. Aujourd’hui la Manufacture de Saint-Gobain est l’héritière de la Manufacture royale. Louis XIV installe dès 1693 les ateliers de miroiteries à Saint-Gobain, en Picardie. Il considère d’une part que les secrets de fabrication seront mieux gardés et d’autre part que la présence des forêts est un atout important pour le fonctionnement des fours. Le Roi soleil a vu juste. Soixante-dix ans plus tard, la glacerie est l’établissement industriel qui consomme le plus de bois en France.

D’après la photographie, le miroir de Jean-Pierre ne semble présenter aucune trace sur la glace. Cette absence est vraisemblablement le signe du dépôt d’une fine couche d’argent métallique sur le verre. Cette technique moderne non toxique a été mise au point en 1835 par le chimiste allemand Justus von Liebig. Elle permet une fabrication massive de miroirs. Bien que reprenant le style du XVIIIe siècle vénitien, le miroir de notre lecteur n’est pas si ancien. Il paraît avoir été réalisé à la toute fin du XIXe siècle voire au début du XXe siècle. En vertu de ses grandes dimensions et son important décor, il peut être estimé aux enchères à partir de 500 euros. Une belle somme pour un miroir de qualité. Ô mon beau miroir !
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