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Cyrille Froissart, ou la passion de l'archive

Mercredi 15 avril 2020

The Art Newspaper, Carole Blumenfeld


Spécialisé dans les céramiques anciennes, en particulier la porcelaine d’Orléans, l’expert revient sur son parcours et ses plus belles découvertes.

Depuis 1989, au mois de juin, lamaison de ventes Rouillac organise,dans la région de Tours, une ventede prestige dite « garden-party ».Chaque année, des enchères millionnaires créent l’événement, dont notamment un inédit des frères Le Nain en 2018. Un plat en faïence de Rouen, autrefois dans les collections de James de Rothschild et considéré comme « un des exemples les plus réussis du style niellé »(catalogue de l’exposition « Faïences françaises», Grand Palais, 1980), sera mis à l’honneur lors de la vente 2020. Cette pièce d’exception est présentée par Cyrille Froissart, expert en céramiques anciennes.

« LA PROVENANCE. UNE PLUS-VALUE CONSIDÉRABLE »

Sur les raisons de son choix de sespécialiser dans la céramique, CyrilleFroissart répond sans ambages : « C’est un matériau qui ne s’altère pas. Nous sommes face à un objet qui est aujourd’hui tel qu’il a été créé. Une majolique du XVIe siècle a conservé ses couleurs originelles, une porcelaine de Sèvres, ses tons vifs. Les formes sont aussi originales que celles de l’argenterie. La céramique est surtout agréable à toucher, c’est une matière chaude et douce... »

Après des études de droit et d’histoire à l’université Paris-Nanterre, Cyrille Froissart a pourtant hésité entre la peinture ancienne et la porcelaine française du xvme siècle, avant de trancher pour un sujet pour le moins hardi : la manufacture de porcelaine d’Orléans, active entre 1753 et 1782, dont les réalisations, bon marché et produites en grande quantité, étaient inspirées de la porcelaine de Meissen, ou porcelaine de Saxe. « C’est un exemple de manufacture particulière, extrêmement intéressant et qui permet de mieux comprendre la politique française et l’économie de la porcelaine, celle-ci étant souvent destinée à l’exportation. J’ai surtout attrapé le virus de l’archive. » Les archives sont en effet indissociables de l’étude de la porcelaine. Si les sites de Meissen et de Sèvres tiennent le haut du pavéau xvni1' siècle, le Graal est bien une provenance royale.

« Nous sommes très redevables de la politique de Louis XV, qui aeu l’intelligence de faire de nombreux présents diplomatiques et d’instiguer un goût international pour la porcelaine de Sèvres dès le xvuf siècle. Un goût transmis à une partie de l’aristocratie anglaise puis passé aux Américains. Or, la magie de la France, c’est de pouvoir, aujourd’hui encore, trouver des chefs-d’œuvre perdus qui resurgissent de manière inopinée. Lors des ventes révolutionnaires, un grand nombre de pièces, destinées à être versées au Muséum, national d’histoire naturelle, furent finalement cédées. Certaines passèrent dans les collections du prince de Galles dans les années 1810, d’autres demeurent inconnues... » C’est le cas, par exemple, de deux assiettes dénichées par Cyrille Froissait dans un château au nord de Paris. Deux présentoirs à assiettes verticaux, « dans lesquels on glisse des assiettes comme des CDs », renfermaient une quantité d’objets insignifiants... mais aussi les plus anciennes assiettes deVincennes connues, dont la blancheur immaculée permet à elle seule de comprendre les investissements immodérés de Louis XV dans sa manufacture de prédilection.

La céramique est un matériau qui ne s'altère pas.

Nous sommes face à un objet qui est aujourd'hui tel qu'il a été créé. Autre découverte du spécialiste : une assiette du « service de Marie-Antoinette » et de Gustave III, trouvée en 2003 dans un bahut où étaient entassées toutes sortes de faïences sans grand intérêt. Dans ce palmarès de moments insolites, la palme revient cependant à une porcelaine chinoise du xiv' siècle, qui servait de cendrier à une dame et, probablement, à tous ses ancêtres depuis le début du xvne siècle...

QUELQUES « SERVICES RENDUS À L’HUMANITÉ »

S’il incarne le sérieux, Cyrille Froissart n’hésite pas à confier ce que tous les experts se garderaient bien de dire. « Une des raisons pour les quelles je n’ai pas poursuivi dans le domaine des tableaux anciens, c’est parce que, alors que j’étais stagiaire de Florence Grassignoux chez Tajan, je suis entré un jour précipitamment dans son bureau, où il y avait un portemanteau perroquet. J’ai ouvert la porte un peu brusquement, le portemanteau a basculé sur un portrait d’homme du début du XVIIIe siècle... Deux jours plus tard, comme tous les stagiaires, j’étais à l’accueil, et je reçois un colis contenant deux tableaux. Je remplis un document dans lequel je constate qu’ils sont en bon état. Le surlendemain, on me demande où se trouvent les certificats qui les accompagnaient. Ils avaient été écrits par un spécialiste mort en 1968 et je m’étais débarrassé du paquet au fond duquel ils se trouvaient... Un responsable de Tajan m’a appelé pour me dire que ce serait une bonne chose que je mette fin à mon stage... »

Derrière ce spécialiste de céramiques anciennes extrêmement fragiles, se cache aussi un ancien maladroit : «Dans ma carrière d’expert, j’ai cassé trois objets en vingt ans, dont deux statuettes sans aucun intérêt que j’ai décapitées devant leur propriétaire. Afin de lui montrer les marques prouvant qu’il s’agissait de copies de Meissen, j’ai retourné les deux statuettes qui se trouvaient dans chacune de mes mains et les ai malencontreusement entrechoquées :les deux têtes se sont décrochées. C’était très embarrassant, mais cela fait partie des services rendus à l’humanité. » Autre forfait : son téléphone portable qui tombe de la poche de son costume, directement sur une faïence du xvme siècle.«J’ai aussi évité des gaffes ! La plus fâcheuse a été cette quinte de toux provoquée par un café trop serré. Je me tenais face à Laure de Beauvau-Craon, chez une personnalité très célèbre. Je me suis étouffé avec mon café, menaçant de renverser la tasse sur l’extraordinaire tapis de la salle à manger. Laure m’a regardé d’un air désemparé, mais j’ai réussi de justesse à déjouer la catastrophe qui s’annonçait. Depuis, j’ai appris à être adroit!»

LE GOÛT MADAME DE POMPADOUR DES AMATEURS DE HARLEY-DAVIDSON

Une photographie de Louise Lawler, Pollock and Tureen, Arranged byMr. and Mrs. Burton Tremaine, Connecticut, conservée entre le Metropolitan Museum of Art (New York) et le Museum Boijmans Van Beuningen (Rotterdam), montre une toile de Jackson Pollock accrochée au-dessus d’une porcelaine en faïence française du xvme siècle. L’artiste opère ainsi un clin d’œil à des générations d’amateurs américains qui ont su marier les genres et les époques. En découvrant cette œuvre datée de 1984, Cyrille Froissart, enthousiaste, surenchérit immédiatement en évoquant l’audace tout aussi surprenante des amateurs actuels.

« Le temps des salles à manger aux murs couverts d’assiettes suspendues est presque révolu. Les collectionneurs considèrent les objets d’une façon bien différente désormais, en les faisant sortir des vitrines d’antan. » Et de citer quelques amateurs de céramique française, aux profils pour le moins variés : de Peter Marino, spécialisé dans la faïence de Théodore Deck, dont 250 pièces ont été publiées dans un ouvrage luxueux, paru aux éditions Phaidon, à un grand collectionneur japonais qui conserve chacune de ses pièces, majoritairement liées aux débuts des manufactures européennes, dans une boîte blanche qu’il ouvre une fois par an. Il y a surtout ce concessionnaire de Harley-Davidson, résidant à Honolulu (Hawaï) et biker passionné par les productions de la manufacture de Sèvres à l’époque de Madame de Pompadour.

Le plat de Rouen a tout pour susciter une certaine agitation dans ce monde un peu à part. Cyrille Froissart table sur une concurrence entre des collectionneurs français et américains. « D’une manière générale, la faïence française suscite l’attention d’un public français mais, pour une pièce majeure, on sort du champ strict des collectionneurs de faïence française. L’œuvre a un pedigree exceptionnel, ayant appartenu à James de Rothschild, puis à Gustave de Rothschild, enfin à Robert de Rothschild. C’est aussi le pendant du plat conservé au musée du Louvre, qui est un des summums du raffinement de la période de laRégence : le décor niellé, à fond bleu, orné de rinceaux ocre niellés sur la bordure, avec des sujets alternés en ocre jaune représentant des amours sur des barriques, buvant à la bouteille, et des mascarons ornés de Bacchus et de figures humaines. Au centre, un grand motif rayonnant souligné de fleurons bleus, le médaillon à sujet d’amours... Ce plat illustre l’âge d’or de la faïence française. »

Si les enchères records sont souvent réservées aux marteaux des maisons de ventes anglo-saxonnes- la dernière en date, en novembre dernier, pour la paire de grandes pyramides en faïence de Delft, issue de la collection Ribes, expertisée par Cyrille Froissart, également consultant chez Sotheby’s, et vendue 1032 550 euros -, la vente de juin devrait attirer tous les regards vers le xvne siècle rouennais.
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